— Ma foi, oui, effectivement, ca sent un peu la cannelle. » Le noir limpide de ses yeux se posa sur lui. « Vous avez toujours l’air effarouche.
— C’est simplement que je n’ai pas eu le temps...
— Avez-vous regarde ces panneaux etires en longueur dont je vous ai parle ?
— Il me semble. Oui. » Il ne put s’empecher de rire.
« Votre rire est devenu beaucoup plus charmant.
— Vraiment ?
— Beaucoup plus detendu. » Il se sentait a l’aise, euphorique. «Pourquoi n’etes-vous pas a l’ecole ? Tous les jours je vous vois en train de flaner.
— Oh, on se passe fort bien de moi ! Je suis insociable, parait-il. Je ne m’integre pas. C’est vraiment bizarre.
Je suis tres sociable, au contraire. Mais tout depend de ce qu’on entend par sociable, n’est-ce pas ? Pour moi, ca veut dire parler de choses et d’autres comme maintenant. » Elle fit s’entrechoquer quelques marrons tombes de l’arbre qui se dressait sur l’esplanade. « Ou de tout ce que ce monde a d’etrange. C’est bien de se trouver en compagnie. Mais je ne pense pas que ce soit favoriser la sociabilite que de reunir tout un tas de gens et de les empecher ensuite de parler. Une heure de tele-classe, une heure de basket, de base-bail ou de course a pied, encore une heure a copier de l’histoire ou a peindre, et encore du sport, mais vous savez, on ne pose jamais de question, en tout cas la plupart d’entre nous ; les reponses arrivent toutes seules, bing, bing, bing, et on reste assis quatre heures de plus a subir le tele-prof. Ce n’est pas ma conception de la sociabilite. On n’a la que des entonnoirs dans lesquels on verse de l’eau dont on voudrait nous faire croire que c’est du vin quand elle ressort par le petit bout. On nous abrutit tellement qu’a la fin de la journee on n’a plus qu’une envie : se coucher ou aller dans un Parc d’Attractions bousculer les gens, casser des carreaux a L’Eclateur de Vitres ou demolir des bagnoles a L’Ecrabouilleur de Voitures avec la grosse boule en acier. Ou encore sortir en voiture et foncer dans les rues en rasant les lampadaires et en jouant 'au premier qui se degonfle' et a 'cogne-enjoliveurs'. Au fond, je dois etre ce qu’on m’accuse d’etre. Je n’ai pas d’amis. C’est cense prouver que je suis anormale. Mais tous les gens que je connais passent leur temps a brailler, a danser comme des sauvages ou a se taper dessus. Vous avez remarque a quel point les gens se font du mal aujourd’hui ?
— Mais vous parlez comme une vieille personne !
— Il y a des moments ou j’ai l’impression d’etre une antiquite. J’ai peur des enfants de mon age. Ils s’entretuent. Est-ce que ca a toujours ete comme ca ? Mon oncle dit que non. Rien que l’annee derniere, six de mes camarades se sont fait descendre. Dix sont morts dans des accidents de voiture. J’ai peur d’eux et ils ne m’aiment pas parce que j’ai peur. Mon oncle dit que son grand-pere se souvenait d’une epoque ou les enfants ne s’entre-tuaient pas. Mais c’etait il y a longtemps, quand tout etait different. Ils croyaient a la responsabilite, d’apres mon oncle. Voyez-vous, je me sens responsable.
J’ai recu des fessees quand je le meritais, autrefois. Et je fais les courses et le menage toute seule.
« Mais surtout, j’aime observer les gens. Il m’arrive de passer toute une journee dans le metro a les regarder et a les ecouter. J’ai simplement envie de comprendre qui ils sont, ce qu’ils veulent et ou ils vont. Il m’arrive aussi d’aller dans les parcs d’attractions et de me risquer dans les jet cars quand ils font la course a la sortie de la ville a minuit ; du moment qu’ils sont assures, la police ferme les yeux — du moment que tout le monde est super assure, tout le monde est content. Des fois, je les ecoute en douce dans le metro. Ou aux distributeurs de rafraichissements. Et vous savez quoi ?
— Quoi ?
— Les gens ne parlent de rien.
— Allons donc, il faut bien qu’ils parlent de quelque chose !
— Non, non, de rien. Ils citent toute une ribambelle de voitures, de vetements ou de piscines et disent : 'Super !' Mais ils disent tous la meme chose et personne n’est jamais d’un avis different. Et la plupart du temps, dans les cafes, ils se font raconter les memes histoires droles par les joke-boxes, ou regardent defiler les motifs colores sur les murs musicaux, des motifs abstraits, de simples taches de couleurs. Et les musees, y etes-vous jamais alle ? Rien que de l’abstrait. C’est tout ce qu’il y a aujourd’hui. Mon oncle dit que c’etait different autrefois. Jadis il y avait des tableaux qui exprimaient des choses ou meme representaient des gens.
— Votre oncle par-ci, votre oncle par-la. Votre oncle doit etre un homme remarquable.
— Pour ca, oui. C’est sur. Bon, il faut que je me sauve.
Au revoir, monsieur Montag.
— Au revoir.
— Au revoir... » Un deux trois quatre cinq six sept jours : la caserne.
« Montag, vous vous ruez a ce mat comme un oiseau dans un arbre. » Troisieme jour.
« Montag, cette fois-ci, je vous ai vu entrer par la porte de derriere. C’est le Limier qui vous embete ?
— Non, non. » Quatrieme jour.
« Montag, en voici une bien bonne. J’ai entendu ca ce matin. Y a un pompier de Seattle qui a deliberement programme un Limier robot sur ses propres donnees chimiques et l’a lache. Comment vous appelleriez ce genre de suicide ? » Cinq six sept jours.
C’est alors que Clarisse disparut. Il ne savait pas tres bien ce que cet apres-midi-la avait de particulier, mais c’etait de ne voir Clarisse nulle part. La pelouse etait vide, vides les arbres et la rue, et s’il ne se rendit pas compte tout de suite qu’elle lui manquait, et meme qu’il la cherchait, le fait est qu’en atteignant le metro il se sentit envahi par une vague inquietude. Quelque chose n’allait pas, on lui avait bouleverse ses habitudes. Des habitudes toutes simples, a vrai dire, prises en quelques jours a peine, et pourtant... Il faillit revenir sur ses pas pour lui donner le temps d’apparaitre. Il etait sur que s’il refaisait le meme chemin, tout s’arrangerait. Mais il etait tard, et l’arrivee de son train mit fin a son projet.
Les cartes qui voltigent, le mouvement des mains, des paupieres, la voix monotone de l’horloge parlante dans le plafond de la caserne — «... une heure trente-cinq.
Jeudi matin, quatre novembre... une heure trente-six...
une heure trente-sept... » Le claquement des cartes sur la table graisseuse, tous les sons parvenaient a Montag retranche derriere ses yeux fermes, derriere la barriere qu’il avait provisoirement dressee. Il sentait la caserne pleine de reflets, de chatoiements et de silence, de couleurs cuivrees, les couleurs des pieces de monnaie, de l’or, de l’argent. Les hommes invisibles assis a la table soupiraient devant leurs cartes en attendant. «... une heure quarante-cinq... » L’horloge parlante egrenait lugubrement l’heure froide d’un matin froid d’une annee encore plus froide.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Montag ? » Montag ouvrit les yeux.
Une radio bourdonnait quelque part. «... la guerre peut etre declaree d’une heure a l’autre. Notre pays est pret a defendre ses... » La caserne trembla au moment ou une escadrille de jets faisait retentir une seule note stridente dans le ciel noir du matin.
Montag cligna des yeux. Beatty le regardait comme il aurait contemple une statue dans un musee. A tout moment, Beatty pouvait se lever, s’approcher de lui, toucher, explorer son sentiment de culpabilite et sa gene.
Culpabilite ? De quoi etait-il coupable ?
« A vous de jouer, Montag. » Montag regarda ces hommes au visage brule par mille brasiers reels et les dix mille autres qui hantaient leur imagination. Ces hommes dont le travail enflammait les joues et enfievrait les yeux. Qui regardaient sans ciller la flamme de leur igniteur en platine quand ils allumaient leurs pipes noires ou couvait un eternel incendie.
Eux et leurs cheveux anthracite, leurs sourcils couleur de suie et le bleu cendre de leurs joues la ou ils s’etaient rases de pres ; impossible de se tromper sur leur compte.
Montag sursauta, sa bouche s’ouvrit. Avait-il jamais vu un pompier qui n’eut pas les cheveux noirs, les sourcils noirs, un visage farouche et le teint bleu acier de qui vient de se raser tout en ayant l’air d’en avoir encore besoin ? Ces hommes lui renvoyaient tous sa propre image ! Tous les pompiers etaient-ils choisis en fonction de leur aspect aussi bien que de leurs penchants ? De cette couleur de cendre qu’ils affichaient, et de la perpetuelle odeur de brule que degageaient leurs pipes ?
Comme le capitaine Beatty, la, qui se levait dans un epais nuage de fumee. Qui ouvrait un nouveau paquet de tabac, froissait l’enveloppe de cellophane dans un bruit de feu qui crepite.
Montag regarda son jeu. « Je... je reflechissais. Au feu de la semaine derniere. Au type dont on a crame la