ecoutaient avidement, jetant des regards de depit sur la mine d’ou provenait le vrombissement des « taupes ».

La Vague avancait d’une maniere etrange. Son acceleration tantot augmentait, alors les gens s’assombrissaient et baissaient les yeux ; tantot diminuait, et les visages s’eclairaient, des sourires incertains percaient. Mais la Vague avancait toujours, les semences brulaient, les forets s’enflammaient, les villages abandonnes flambaient.

Les declarations officielles etaient tres succinctes ; peut-etre parce qu’il n’y avait ni assez de gens pour s’en occuper, ni assez de temps a y consacrer et, comme toujours dans des cas semblables, c’etaient des rumeurs qui devenaient le principal moyen d’information.

Les trappeurs et les constructeurs mordaient de plus en plus bas dans la terre ; les hommes macules et fatigues qui sortaient de la mine, criaient, en souriant gaiement, qu’il ne leur fallait que deux ou trois petites heures pour terminer l’abri profond et suffisamment vaste qui contiendrait tout le monde. On les regardait avec un certain espoir, et cet espoir etait confirme par des rumeurs persistantes sur un calcul que, pretendait-on, Etienne Lamondoy, Pagava et on ne sait quel Patrick auraient fait. Selon ce calcul, la Vague du nord et celle du sud devaient, se heurtant a l’equateur, « pourraient se discontinuer reciproquement et se deritriniter », absorbant une quantite importante d’energie. On disait qu’a pres cela, l’Arc-en-ciel serait couvert d’un metre et demi de neige.

On disait aussi qu’une demi-heure plus tot, a l’Institut de l’espace discontinu, dont chacun sur la place pouvait voir les murs blancs et aveugles, on avait enfin reussi le lancement-zero d’un homme vers le systeme solaire, on citait meme le nom du pilote, du premier pilote-zero de l’univers, qui serait actuellement en train de se prelasser sur Pluton.

On parlait de signaux recus de derriere la Vague du sud. Les signaux etaient extremement deformes par des parasites, mais on avait reussi a les dechiffrer et il paraissait que quelques personnes, restees volontairement a l’une des stations d’energie sur le chemin de la Vague, avaient survecu et se portaient d’une facon satisfaisante, ce qui temoignait en faveur du fait que la P-Vague, contrairement aux Vagues de types deja connus, ne representait pas un danger reel pour la vie. On citait meme les noms des veinards et il se trouva des gens qui les connaissaient personnellement. A titre de confirmation, on repetait le recit d’un temoin oculaire au sujet du fameux Camille qui avait bondi hors de la Vague dans un pterocar en flammes et etait passe en trombe devant ledit temoin, telle une comete monstrueuse, criant quelque chose et agitant les bras.

Une rumeur en particulier se repandit largement : un vieux pilote interstellaire, travaillant en ce moment dans la mine, aurait dit a peu pres ce qui suit : « Ca fait cent ans que je connais le comman dant du Fleche. S’il dit qu’il ne sera pas la avant dix heures, c’est qu’il y sera pas plus tard que dans trois heures. Il ne faut pas se referer au Conseil. Dans le Conseil siegent des dilettantes qui n’ont aucune idee de ce qu’est un vaisseau moderne, ni de ce qu’il peut effectuer entre des mains experimentees. »

Le monde perdit soudain sa simplicite et sa nettete. Il devint difficile de separer la verite du mensonge. L’homme le plus honnete que vous connaissiez depuis l’enfance pouvait vous mentir, le c?ur leger, uniquement pour soutenir votre moral et pour vous calmer, mais vingt minutes plus tard, vous le voyiez angoisse, courbe sous le poids d’une rumeur absurde : la Vague, bien qu’inoffensive pour la vie, mutilerait irreversiblement le psychisme, le renvoyant a l’age des cavernes.

Les gens sur la place virent une grande femme corpulente, au visage baigne de larmes, conduisant un garcon de cinq ans environ portant une culotte rouge, entrer dans l’edifice du Conseil. Plusieurs la reconnurent : c’etait Genia Viazanitzina, la femme du directeur de l’Arc-en-ciel. Elle ressortit tres vite, guidee par Kaneko qui lui tenait le coude poliment mais fermement. Elle ne pleurait plus ; en revanche, son visage etait empreint d’une resolution tellement farouche que les gens s’ecarterent, apeures, lui cedant le passage. Le garcon grignotait tranquillement un pain d’epice.

Ceux qui s’affairaient se sentaient nettement mieux. C’est ainsi qu’un groupe important de peintres, d’ecrivains et de comediens, apres s’etre enroue a force de discuter, adopta, enfin, une decision definitive et se dirigea vers la banlieue, chez les constructeurs de fusees. Il y avait peu de chances qu’ils pussent les aider serieusement, mais ils etaient surs qu’on leur trouverait une occupation. Certains descendirent dans la mine ou l’on procedait deja a l’excavation horizontale. Quelques pilotes experimentes monterent dans des pterocars et filerent vers le nord et vers le sud pour rejoindre les observateurs du Conseil qui, depuis quelques heures deja, jouaient a cache-cache avec la mort.

Ceux qui resterent virent un flyer brule, tout couvert de taches, tout cabosse, atterrir devant l’entree du Conseil. Deux hommes s’en extirperent peniblement, attendirent quelques instants sur leurs jambes tremblantes, puis se dirigerent vers la porte du Conseil, se soutenant l’un l’autre. Leurs visages etaient jaunes et enfles, et on eut du mal a reconnaitre le jeune physicien Cari Hoffman et l’experimen-tateur-zeroiste Timothy Sawyer, connu pour son art de jouer du banjo. Sawyer ne faisait que secouer la tete et mugir, tandis que Hoffman, apres s’etre racle la gorge, raconta inintelligiblement qu’ils venaient d’essayer de sauter par-dessus la Vague, qu’ils s’en etaient approches a vingt kilometres, mais qu’a ce moment Tim avait eu mal aux yeux et qu’ils avaient ete obliges de revenir. On decouvrit alors que le Conseil avait suggere l’idee de transporter la population de l’autre cote de la Vague. Sawyer et Hoffman avaient servi d’eclaireurs. Immediatement, quelqu’un raconta que deux trappeurs avaient essaye de plonger sous la Vague en pleine mer a bord d’un bathyscaphe de recherche, mais que, pour le moment, ils n’etaient pas encore rentres et qu’on ne savait rien sur leur compte.

A cette heure-ci, sur la place, il restait environ deux cents personnes : meme pas la moitie de la population adulte de l’Arc-en-ciel. Les gens tachaient de former des groupes. Ils conversaient lentement, sans quitter des yeux les fenetres du Conseil. La place devenait silencieuse : les « taupes » parties loin en profondeur, leur rugissement s’entendait a peine. Les conversations n’etaient pas gaies.

— Une fois de plus, mes vacances sont gachees. Et, ce coup-ci, apparemment, c’est pour longtemps.

— Abri, souterrain  … clandestinite  … De nouveau, le mur noir arrive, et les gens passent dans la clandestinite.

— C’est dommage que je ne sois pas d’humeur a peindre. Regardez l’edifice du Conseil, comme il est beau. Quelles couleurs profondes. Je l’aurais peint avec un plaisir immense  … J’aurais transmis cette sensation de tension et d’attente, mais  … je ne peux pas. Je ne suis pas bien.

— C’est tout de meme etrange. Ce n’est pourtant pas un Conseil secret que nous avons elu, que je sache. Ils se prennent pour de vrais pretres antiques. S’enfermer dans un bureau et y decider du sort de la planete  … Apres tout, peu m’importe ce qu’ils disent, mais c’est indecent  …

— Je n’aime pas du tout le comportement d’Ana-niev. Regardez-le : ca fait deux heures qu’il est assis tout seul, ne parle a personne et ne fait qu’aiguiser son couteau  … Je vais aller lui parler. Venez avec moi, voulez- vous ?

— Aodzora a brule  … Mon Aodzora. C’est moi qui l’ai construite. Maintenant, il faut reconstruire  … Et puis, ils la bruleront de nouveau.

— J’ai pitie d’eux. Regarde, toi et moi, on est ensemble et, parole d’honneur, je n’ai peur de rien ! Tandis que Matvei Sergueievitch ne peut meme pas passer ses dernieres heures avec sa femme. C’est absurde, tout ca. Pourquoi ?

— Je suis la en train de bavarder parce que je considere que l’unique possibilite, c’est le vaisseau. Quant a tout le reste, c’est du vent, du bricolage, de l’amateurisme.

— Qu’est-ce qui m’a pris de venir ici ? Comme si je n’etais pas bien sur la Terre ! Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, qu’est-ce que tu nous as fait  …

A cet instant, le haut-parleur de diffusion generale rugit :

— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plait ! Ici le Conseil. Toute la population de la planete est convoquee pour la reunion generale ! Elle aura lieu sur la place du Conseil et commencera dans quinze minutes. Je repete  …

Se frayant un passage a travers la foule vers l’edifice du Conseil, Gorbovski decouvrit qu’il jouissait d’une popularite extraordinaire. Devant lui, on s’ecartait, on se le montrait des yeux et meme du doigt, on lui disait bonjour, on lui demandait : « Alors, comment ca va la-bas, Leonid Andreie-vitch ? », derriere son dos on prononcait a mi-voix son nom, les noms des etoiles et des planetes ou il avait eu affaire, ainsi que les noms des vaisseaux qu’il avait commandes. Gorbovski, ayant depuis longtemps perdu l’habitude d’une telle popularite, s’inclinait, saluait de la main, souriait, repondait : « Pour l’instant tout est en ordre », et pensait : « Que quelqu’un ose seulement me dire maintenant que les masses ne s’interessent plus aux voyages interstellaires. » En meme temps, il ressentait presque physiquement l’epouvantable tension nerveuse qui regnait sur la place. Elle avait une certaine

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