ressemblance avec les minutes qui precedent un examen tres difficile et tres important. Cette tension s’empara de lui aussi. Souriant, s’en tirant par des plaisanteries, il tachait de definir l’humeur et la pensee collectives de cette foule et essayait de deviner ce qu’ils diraient quand il annoncerait sa decision. « Je crois en vous, pensait-il avec insistance. Je crois en vous, je crois en vous coute que coute. Je crois en vous : apeures, alarmes, decus, fanatiques. Vous, les hommes ! »

Tout pres de la porte, il fut rattrape et arrete par un inconnu vetu du costume concu pour les travaux miniers.

— Leonid Andreievitch, dit-il avec un sourire preoccupe. Une petite minute. Vraiment une toute petite minute.

— Je vous en prie, dit Gorbovski.

L’homme fouilla rapidement dans ses poches.

— Quand vous serez sur la Terre, dit-il, ayez l’amabilite  … Mais ou est-elle passee ?  … Je ne pense pas que cela vous pose trop de problemes. Ah ! la voila  … (U sortit une enveloppe pliee en deux.) J’ai marque l’adresse, en caracteres d’imprimerie  … Ayez l’amabilite de la poster.

Gorbovski opina., — Meme quand c’est ecrit a la main, je comprends, dit-il tendrement et il prit l’enveloppe.

— J’ai une ecriture execrable. Je n’arrive pas a me relire, et la, en plus, j’etais presse  … (Il se tut quelques instants, puis lui tendit la main.) Bon voyage ! Je vous remercie d’avance.

— Ou vous en etes avec la mine ? demanda Gorbovski.

— Ca va tres bien, repondit l’homme. Ne vous en faites pas pour nous.

Gorbovski entra dans l’edifice du Conseil et commenca a monter l’escalier, reflechissant a la premiere phrase du discours qu’il allait adresser au Conseil. Il n’arrivait pas a la composer. Il n’eut pas le temps d’atteindre le premier etage : les membres du Conseil descendaient a sa rencontre. En tete, faisant glisser son doigt sur la rampe, marchait Lamondoy, d’un pas leger, absolument calme et meme un peu distrait. En voyant Gorbovski, il sourit d’un etrange sourire, deconcerte, et detourna aussitot les yeux. Gorbovski s’ecarta. Derriere Lamondoy venait le directeur, cramoisi et feroce. Il grogna : « Tu es pret ? » et, sans attendre sa reponse, passa devant lui, suivi par d’autres membres du Conseil que Gorbovski ne connaissait pas. Avec animation, bruyamment, ils s’interrogeaient sur l’amenagement de l’entree de l’abri souterrain ; leurs voix bruyantes, leur animation sonnaient faux ; on voyait que leurs pensees etaient completement ailleurs. En dernier, descendait, a une certaine distance des autres, Stanislav Pichta, toujours aussi large, bronze a outrance, la meme chevelure volumineuse que vingt-cinq ans plus tot, lorsqu’il commandait le Tournesol et, qu’ensemble avec Gorbovski, ils attaquaient la Tache Aveugle.

— Bah ! dit Gorbovski.

— Oh ! dit Stanislav Pichta.

— Qu’est-ce que tu fais la ?

— Je me chamaille avec les physiciens.

— Bravo, dit Gorbovski. Moi aussi, je vais le faire. Mais pour l’instant, dis-moi qui est ici le responsable de la colonie d’enfants ?

— Moi, repondit Pichta.

Gorbovski le regarda, increcule.

— Oui, oui, moi ! dit Pichta en souriant. Peu vraisemblable ? Tu ne tarderas pas a en etre convaincu. Sur la place. Quand le bazar aura eclate. Je t’assure, ce sera un spectacle totalement antipedagogique.

Ils se mirent a descendre lentement vers la sortie.

— Le bazar, ce n’est rien, dit Gorbovski. Cela ne te concerne pas. Ou sont les enfants ?

— Au parc.

— Tres bien. Vas-y et commence immediatement, tu m’entends ? immediatement a les embarquer sur le Tariel. Marc et Percy t’attendent a bord. La creche est deja chargee. Va vite.

— Tu es un as, dit Pichta.

— Bien sur, dit Gorbovski. Et maintenant, file.

Pichta lui donna une tape sur l’epaule et, se dandinant, devala l’escalier. Gorbovski le suivit. Il vit des centaines de visages tournes vers lui et entendit la voix grommelante de Matvei qui parlait dans un megaphone :

—  … au fait, nous sommes en train de definir ce qui est le plus precieux pour l’humanite et pour nous, en tant que partie de l’humanite. Stanislav Pichta, responsable de la colonie d’enfants, prendra la parole le premier.

— U est parti, dit Gorbovski.

Le directeur se retourna.

— Comment, parti ? demanda-t-il en chuchotant. Ou ca ?

Un profond silence regnait sur la place.

— Dans ce cas, permettez-moi, dit Lamondoy en prenant le megaphone.

Gorbovski vit ses doigts fins et blancs se poser fermement sur les gros doigts crispes de Matvei. Le directeur mit du temps a ceder le megaphone.

— Tous, nous savons ce qu’est l’Arc-en-ciel, commenca Lamondoy. L’Arc-en-ciel est une planete colonisee par la science et destinee aux experiences physiques. L’humanite entiere attend les resultats. Celui qui arrive sur l’Arc-en-ciel et qui y vit sait ou il est arrive et ou il est en train de vivre. (Lamondoy parlait d’un ton brusque et ferme, il paraissait tres beau : pale, elance, tendu comme une corde de violon.) Tous, nous sommes des soldats de la science. Nous lui avons consacre notre vie. Nous lui avons donne notre amour et tout ce qu’il y a de meilleur en nous. En fait, notre creation ne nous appartient plus. Elle appartient a la science et a vingt milliards de Terriens disperses dans l’Univers. Les conversations sur la morale sont toujours penibles et desagreables. Trop souvent, au cours de ces conversations, la logique et la raison se voient entravees par des « je veux », « je ne veux pas », « ca me plait », « ca ne me plait pas » qui sont purement emotionnels. Cependant, une loi objective gouvernant la societe humaine existe. Elle est au-dela de nos emotions. Et voila ce qu’elle proclame : l’humanite doit acquerir des connaissances. C’est ce qui compte le plus pour nous : la lutte du savoir contre l’ignorance. Et si nous voulons que nos actes ne paraissent pas incongrus au regard de cette loi, nous devons la suivre, meme si, pour ce faire, nous sommes obliges d’abandonner certaines idees, innees ou insufflees par notre education.

Lamondoy se tut pendant un moment, deboutonna le col de sa chemise puis reprit :

— Le bien le plus precieux de l’Arc-en-ciel, c’est notre travail. Nous avons mis trente ans a etudier l’espace discontinu. Nous avons reuni ici les meilleurs physiciens-zero de la Terre. Les idees issues de notre travail sont encore etudiees, tant elles sont profondes, riches en perspectives et, en regle generale, paradoxales. Je ne mentirai pas en disant qu’il n’y a qu’ici, sur l’Arc-en-ciel, qu’existent les porteurs de la nouvelle conception de l’espace et que ce n’est qu’ici qu’on trouve le materiel experimental qui aidera a ce que cette conception soit theoriquement elaboree. Mais meme nous, specialistes, sommes incapables de decrire maintenant le pouvoir gigantesque, infini, qu’offrira a l’humanite notre nouvelle theorie. La science sera rejetee non pas trente ans en arriere, mais cent, deux cents  … trois cents ans.

Lamondoy s’arreta, son visage se couvrit de plaques rouges, ses epaules s’affaisserent. Un silence de mort regnait sur la ville.

— J’ai tres envie de vivre, dit soudain Lamondoy. Et mes enfants  … J’en ai deux, un garcon et une fille ; ils sont la, dans le parc  … Je ne sais pas  … C’est a vous de decider.

U baissa le megaphone et resta devant la foule, amolli, vieilli et pitoyable.

La foule se taisait. Se taisaient les physiciens-zero des premiers rangs, malheureux porteurs de la nouvelle conception de l’espace, les seuls dans tout l’Univers. Se taisaient les peintres, les ecrivains et les comediens qui savaient bien ce qu’un travail de trente ans signifiait et qui savaient aussi qu’aucun chef-d’?uvre ne peut etre recree. Se taisaient les constructeurs rassembles sur des amas de roches, ceux qui pendant trente ans avaient travaille cote a cote avec les zeroistes et pour les zeroistes. Se taisaient les membres du Conseil, les gens consideres comme les plus intelligents, les mieux renseignes, a la purete absolue, et qui etaient les premiers a decider de ce qui allait se passer.

Gorbovski voyait des centaines de visages, jeunes et vieux, des femmes et des hommes ; tous lui paraissaient maintenant identiques, extraordinairement semblables a Lamondoy. Il se rendait parfaitement compte de ce qu’ils etaient en train de penser. Tous, ils avaient tres envie de vivre : les jeunes parce qu’ils avaient encore si peu vecu, les vieux parce qu’il leur restait deja si peu a vivre. Mais on pouvait maitriser cette pensee : un effort

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