de volonte, et elle etait enfouie au fin fond de chacun, balayee, oubliee. Ceux qui n’y arrivaient pas ne pensaient plus a rien et toute leur energie servait a dissimuler l’epouvante mortelle. Quant aux autres  … Un regret immense pour le travail accompli. Un regret immense, atroce vis-a-vis des enfants. En fait, il ne s’agissait meme pas de regret : devant lui se trou vaient beaucoup de personnes indifferentes aux enfants, mais n’y pas penser leur paraissait ignoble. Et cette decision a prendre. Que c’est difficile, prendre une decision ! Il faut choisir et enoncer a haute voix son choix. Et, ce faisant, se charger d’une responsabilite gigantesque au poids totalement inhabituel, afin de pouvoir, durant les trois heures qui restaient a vivre, se sentir un homme, ne pas se tordre sous une honte insupportable, ne pas depenser ses dernieres forces a se crier a soi-meme : « Cretin ! Salaud ! » « Ah ! misericorde », pensa Gorbovski.

Il s’approcha de Lamondoy et lui prit le megaphone. Lamondoy parut ne pas s’en apercevoir.

— Voyez-vous, dit Gorbovski dans le megaphone d’une voix penetree, j’ai peur qu’il y ait eu un malentendu. M. Lamondoy vous propose de decider. Mais, vous comprenez, en fait il n’y a rien a decider. C’est deja decide. La creche, les meres avec leurs nourrissons sont deja a bord du vaisseau. (La foule soupira bruyamment.) Les autres momes sont en train d’embarquer. Je pense qu’il y aura de la place pour eux tous. J’en suis meme certain. Excusez-moi, mais j’ai pris cette decision tout seul. J’en ai le droit. J’ai meme le droit de couper court a toutes les tentatives qui m’empecheraient de l’appliquer. Mais ce droit, a mon avis, est superflu. Au demeurant, M. Lamondoy a expose ici des idees interessantes. J’en discuterais volontiers avec lui, mais il faut que je m’en aille. A l’intention des parents, je signale que l’entree du cosmodrome est entierement libre. Il est vrai, et j’en suis navre, qu’il ne faut pas monter a bord du vaisseau.

— Et voila, dit une voix forte dans la foule. Il a raison. Maintenant, les mineurs, suivez-moi !

La foule se mit a bruire, a bouger. Quelques pterocars decollerent.

— De quel principe faut-il partir ? dit Gorbovski. Notre bien le plus precieux, c’est l’avenir  …

— Nous n’en avons pas, dit une voix severe dans la foule.

— Au contraire i Notre avenir, c’est nos enfants. Drolement neuf comme idee, me direz-vous ? Et puis, d’une facon generale, il faut etre juste. La vie est belle, tous, nous le savons deja. Quant aux momes, ils ne le savent pas encore. Ils ont encore tant d’amour qui les attend ! Je ne parle meme pas de problemes-zero. (Il y eut des applaudissements dans la foule.) Bon, je m’en vais.

Gorbovski fourra le megaphone dans les mains d’un des membres du Conseil et s’approcha de Matvei. Matvei lui assena deux ou trois bourrades dans le dos. Ils contemplaient la foule qui fondait, les visages ranimes, devenus de ce fait tres differents les uns des autres, et Gorbovski marmonna en soupirant :

— C’est drole, quand meme. On se perfectionne, on ne fait que se perfectionner, on devient meilleur, plus intelligent, plus pur, mais quel plaisir, malgre tout, lorsque quelqu’un decide pour soi  …

CHAPITRE IX

Le Tariel 2, vaisseau interstellaire sigma-D, avait ete cree pour transporter sur de longues distances de petits groupes de chercheurs avec un minimum d’equipement scientifique. Parfait pour se poser sur des planetes dotees d’atmospheres dementes, il possedait une immense autonomie de vol, etait solide, sur, et les reserves d’energie constituaient quatre-vingt-dix pour cent de son volume. Bien entendu, le vaisseau etait pourvu d’une section d’habitation comprenant cinq cabines minuscules, un carre des officiers tout aussi minuscule, une cuisine miniature et un poste de pilotage entiere-ment rempli de tableaux de commandes, d’appareils de guidage et de controle. Le vaisseau possedait egalement une section reservee pour le fret : un local assez vaste, aux murs nus et aux plafonds bas, depourvu de la climatisation forcee et pouvant servir (en cas d’extreme urgence) de laboratoire provisoire. Normalement, le Tariel 2 accueillait a son bord jusqu’a dix personnes, equipage compris.

On embarquait les enfants par les deux trappes :

les petits par celle des passagers, les aines par celle de chargement. La foule rassemblee pres des trappes etait bien plus importante que Gorbovski ne l’avait prevu. Au premier coup d’?il, on voyait qu’il n’y avait pas seulement des educateurs et des parents. Un peu a l’ecart, s’entassaient des caisses d’ulmo-trons non distribues et d’equipement pour les trappeurs de Lalanda. Les adultes restaient silencieux, mais un bruit inhabituel resonnait pres du vaisseau : des glapissements, des rires, des chants aigus dissonants, ce meme brouhaha qui, de tout temps, etait si etroitement lie aux internats, aux terrains de jeux et aux infirmeries. Gorbovski ne trouva pas de visages familiers hormis celui d’Alia Postacheva qui se tenait a part. Elle aussi, d’ailleurs, semblait completement differente : triste et abattue, habillee avec beaucoup de soin et d’elegance. Assise sur une caisse vide, les mains sur les genoux, elle regardait le vaisseau. Elle attendait.

Gorbovski s’extirpa du pterocar et se dirigea vers le vaisseau. Lorsqu’il passa devant Alia, elle lui offrit un sourire plaintif et dit :

— Moi, j’attends Marc.

— Oui, oui, il va sortir bientot, dit tendrement Gorbovski qui reprit son chemin.

Mais, aussitot, il fut retenu et il comprit qu’il ne lui serait pas facile d’arriver a la trappe.

Un barbu corpulent coiffe d’un panama lui barra la voie.

— Monsieur Gorbovski, dit-il. Je vous en prie, prenez ca.

Il tendit a Gorbovski un rouleau long et lourd.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gorbovski.

— C’est ma derniere toile. Je suis Johann Soord.

— Johann Soord, repeta Gorbovski. Je ne savais pas que vous etiez ici.

— Prenez-la. Elle est toute legere. C’est ce qjue j’ai fait de mieux. Je l’ai apportee ici pour l’exposition. C’est Le Vent  …

Le c?ur de Gorbovski se serra.

— Donnez-la-moi, dit-il et il recueillit le rouleau avec precaution.

Soord s’inclina.

— Merci, Gorbovski, dit-il et il disparut dans la foule.

Quelqu’un s’empara de la main de Gorbovski avec une telle force que cela lui fit mal. Il se tourna et vit une jeune femme. Ses levres fremissaient, son visage etait baigne de larmes.

— C’est vous le commandant ? demanda-t-elle d’une voix dechirante.

— Oui, c’est moi.

Elle lui serra la main encore plus fort.

— Mon petit garcon est la  … A bord du vaisseau  … (Ses levres se mirent a trembler.) J’ai peur  …

Gorbovski se composa un visage etonne.

— Mais pourquoi donc ? Il ne court aucun risque.

— Vous en etes sur ? Vous me le jurez ?

— Il ne court aucun risque, repeta Gorbovski sur un ton ferme. C’est un tres bon vaisseau !

— Tous ces enfants, dit-elle a travers ses larmes. Tous ces enfants  …

Elle lacha sa main et se detourna. Gorbovski, apres avoir hesite, poursuivit son chemin, protegeant le chef- d’?uvre de Soord ; mais il fut aussitot saisi des deux cotes par les coudes.

— Ca ne pese que trois kilos, dit un homme pale et anguleux. Je n’ai jamais rien demande a personne  …

— Je vois, approuva Gorbovski, et effectivement ca se voyait.

— C’est le rapport sur les observations de la Vague des dix dernieres annees. Six millions de photocopies.

— C’est tres important 1 rencherit le second homme qui tenait le coude gauche de Gorbovski.

Il avait d’epaisses levres affables, des joues mal rasees et de petits yeux implorants.

— Vous comprenez, c’est Malaiev  … Il pointa son doigt vers son compagnon. Vous devez prendre ce dossier absolument  …

— Taisez-vous un peu, Patrick, dit Malaiev. Leonid Andreievitch, ecoutez-moi bien  … Pour que cela ne se reproduise plus jamais  … Pour que plus jamais  … (il s’etrangla) plus jamais personne ne nous impose ce dilemme honteux.

— Suivez-moi, dit Gorbovski. J’ai les mains prises.

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