la bonne couleur. Ce geste fut accueilli par des hourras et des vivats.
La promenade devenait interessante. Passant ainsi seul, a cheval, j’entendais les reflexions du peuple.
«Il est plus pale que de coutume, disait l’un.
– On serait pale a moins. Faut voir la vie qu’il mene!»
Telle fut la reponse, peu respectueuse.
«Il est plus grand que je ne croyais, reprit un troisieme.
– Sa barbe cachait une bonne machoire, observa un autre.
– Ses portraits ne le flattent pas», declara une jolie fille, en prenant grand soin que son observation ne fut pas perdue pour moi.
Pure flatterie! En depit de ces quelques marques d’interet, la masse du peuple m’etait plutot hostile. On me regardait passer en silence, l’air sombre, et je pus constater que l’image de mon frere bien-aime ornait presque chaque fenetre, et que c’etait une maniere tant soit peu ironique de faire fete au roi. Je me felicitais que ce spectacle lui eut ete epargne. Le roi est violent, emporte; peut-etre n’aurait-il pas pris la chose aussi tranquillement que moi.
Enfin, nous arrivames a la cathedrale. Sa belle facade grise, ornee de centaines de statues, avec ses deux merveilleuses portes de chene sculpte, les plus belles peut-etre qu’il y ait en Europe, se dressait pour la premiere fois devant mes yeux. En cette minute, je compris toute la folie et toute l’audace de mon entreprise, et j’en fus epouvante. Tout tournait autour de moi quand je descendis de cheval. Je me sentais comme environne de brouillard. Le marechal et Sapt reapparaissaient indistincts; vague aussi a mes yeux la foule de pretres, magnifiquement vetus. Comme un somnambule, je m’avancai le long de la haute nef, tandis que la grande voix des orgues m’emplissait les oreilles. Je ne voyais rien de la brillante foule qui emplissait l’eglise.
A peine si je distinguais la belle figure du cardinal lorsqu’il se leva de son trone archiepiscopal pour me souhaiter la bienvenue. Seules, deux silhouettes, qui se tenaient cote a cote, se detachaient nettement pour moi: celle d’une jeune fille, belle et pale, la tete couronnee d’une magnifique foret de cheveux d’or, l’or des Elphberg (y a-t-il rien de plus beau pour une femme?) et le visage d’un homme, au teint tres colore, aux cheveux noirs, aux yeux noirs aussi. Je n’hesitai pas a le reconnaitre; je me trouvais enfin en presence de mon frere, le duc Noir. Lorsqu’il m’apercut, ses joues si colorees devinrent subitement pales comme la cire, et son casque tomba avec fracas sur le sol ou il roula. Tres evidemment, jusque-la, il n’avait pas pu croire a la presence du roi a Strelsau.
De tout ce qui suivit, je n’ai aucun souvenir. Je m’agenouillai devant l’autel (si ce fut un crime, que Dieu me le pardonne!): le cardinal me fit l’onction sur le front; apres quoi, je me relevai. Je pris de ses mains la couronne de Ruritanie, et la posai sur ma tete. La main etendue, je pretai le serment d’usage, le serment du roi, en presence du peuple assemble.
Alors la grande voix des orgues eclata de nouveau et emplit la nef; le marechal donna ordre aux herauts de me proclamer, et Rodolphe V fut reconnu roi.
J’ai un tres bon tableau, dans ma salle a manger, qui represente cette imposante ceremonie; le portrait du roi est extremement ressemblant.
La pale princesse aux cheveux d’or s’avanca alors. Deux pages portaient la queue de sa robe; elle vint se mettre a mes cotes. Et un heraut cria:
«Son Altesse Royale la princesse Flavie!»
La princesse me fit une profonde reverence, me prit la main et la porta a ses levres.
Un instant, je demeurai embarrasse, me demandant ce que je devais faire; puis je l’attirai vers moi et la baisai deux fois sur la joue: elle rougit; pourquoi?
Alors, Son Eminence le cardinal-archeveque s’avanca, et, se placant devant le duc Noir, me baisa la main, et me presenta une lettre du Pape, la premiere et la derniere, je vous prie de le croire, que j’ai recue de si haut lieu.
Enfin, ce fut le tour du duc de Strelsau.
Il avanca d’un pas hesitant, jetant des regards a droite et a gauche, comme un homme qui se demande s’il ne va pas chercher le salut dans la fuite. Son visage etait marbre de blanc et de rouge; sa main tremblait au point que je la sentais sauter dans la mienne, et ses levres etaient seches et parcheminees.
Je jetai un coup d’?il a Sapt, qui souriait toujours dans sa barbe; je pris alors mon parti en brave, je resolus de me montrer a la hauteur du rang auquel un hasard merveilleux m’avait appele, et de jouer mon role jusqu’au bout. Je m’avancai; je pris les mains de mon cher frere Michel dans les miennes, et je l’embrassai sur la joue. Je ne sais lequel de nous deux fut le plus heureux, une fois la chose faite.
Le visage de la princesse, pas plus d’ailleurs que celui d’aucun des assistants, n’avait trahi le moindre doute ou la plus petite hesitation.
Et pourtant, si le roi et moi nous nous fussions trouves cote a cote, elle n’eut pas hesite un instant, j’en suis sur, a nous distinguer l’un de l’autre. Mais ni elle ni personne n’imaginait que je pusse ne pas etre le roi.
Cette merveilleuse ressemblance me servit a souhait, et pendant une heure je restai la, debout, me sentant aussi fatigue, aussi blase que si j’avais ete roi toute ma vie. Chacun vint me baiser la main, les ambassadeurs me rendirent leurs devoirs et entre autres le vieux lord Topham, chez lequel j’avais danse plus de vingt fois a Londres. Grace au ciel, le vieux lord n’y vit pas plus clair qu’une chauve-souris, et, d’ailleurs, il n’avait jamais demande a ce que je lui fusse presente.
Nous rentrames au palais par les memes rues, et j’entendis le peuple qui acclamait le duc Noir.
Lui passait sans repondre, sombre et se mordillant les ongles, si bien que ses amis les plus fideles trouverent qu’il avait fait bien triste figure.
Je revins en voiture, assis a cote de la princesse Flavie. Comme nous longions un trottoir, un ouvrier cria:
«Et a quand le mariage?»
Sur le quai, un autre s’avisa de nous hurler en plein visage: «Vive le duc Michel!»