conduit en roi eclaire et sage, et en galant homme. Vive Dieu! il n’y a jamais eu dans votre maison de gentilhomme plus accompli.
– Que ceci me serve d’epitaphe, dis-je en l’interrompant, au temps ou un autre sera assis sur le trone de Ruritanie.
– Dieu veuille que je ne voie pas ce jour!»
J’etais tres emu, et le vieux marechal avait, de son cote, peine a dissimuler son trouble. Je m’assis, et ecrivis mon ordre du jour.
«C’est a peine si je puis ecrire, dis-je, j’ai le doigt encore raide.»
De fait, c’etait la premiere fois que je me hasardais a ecrire autre chose que ma signature, et, en depit de mes efforts pour imiter l’ecriture du roi, j’y etais encore assez malhabile.
«En effet, Sire, votre ecriture est tres changee. C’est malheureux, parce que cela pourrait donner a quelqu’un l’idee d’arguer de faux ce document.
– Marechal, dis-je en riant, a quoi seraient bons les canons de Strelsau, s’ils ne servaient a etouffer de pareils bruits?»
Il sourit et prit l’ordre.
«J’emmene le colonel Sapt et Fritz von Tarlenheim.
– Vous allez a la recherche du duc? fit-il d’une voix sourde.
– Oui, du duc et de quelqu’un encore dont j’ai besoin et qui est a Zenda, repondis-je.
– Je voudrais pouvoir aller avec vous, dit-il, en retroussant sa moustache grise. J’aimerais a faire le coup de feu pour vous, Sire, et pour la couronne.
– Je vous laisse en depot ce qui m’est plus precieux que ma vie, plus precieux que ma couronne, repliquai-je. Je vous ai choisi parce que vous etes l’homme de Ruritanie en qui j’ai le plus de confiance.
– Je remettrai la princesse saine et sauve entre vos mains, ou je la proclamerai reine.»
Nous nous separames, et je retournai au palais, ou je mis Sapt et Fritz au courant de ce qui venait de se passer. Sapt allait certainement avoir quelques fautes a me reprocher et quelques grognements a emettre. Voila ce que j’attendais de lui, car le colonel aimait qu’on le consultat avant de marcher et non pas qu’on l’informat apres coup. Mais il approuva mon plan sur toute la ligne et son humeur s’ameliora au fur et a mesure que le moment d’agir approchait. Fritz, lui aussi, etait pret; encore lui, le pauvre ami, risquait-il davantage que Sapt, puisqu’il jetait tout son bonheur futur dans la balance. Et pourtant comme je l’enviais! Car l’issue triomphante qui lui apporterait ce bonheur et l’unirait a sa fiancee, le succes pour lequel nous etions associes d’esperance, de combat et de gloire, signifiait a mes yeux une affliction plus certaine et plus grande que si d’avance j’avais ete condamne a perir. Il dut s’apercevoir des sentiments qui m’agitaient, car, lorsque nous fumes seuls (le vieux Sapt fumait sa pipe a l’autre bout de la salle), il passa son bras sous le mien en disant:
«Voila qui sera dur pour vous! Ne pensez pas que je ne vous fasse pas credit; je sais que vous n’avez au c?ur que des projets nobles et sinceres.»
Mais je me detournai de lui, bien heureux qu’il ne put pas percer le fond de mon c?ur, mais seulement etre le temoin des actes auxquels nos mains allaient prendre part. Et il ne put me comprendre, car il n’avait pas ose lever les yeux sur la princesse Flavie, comme moi je n’avais pas craint de le faire. Tous nos plans etaient alors prevus, tels que nous nous proposions de les executer et tels qu’ils apparurent ensuite dans la realite.
Le lendemain matin, nous devions nous mettre en route, sous le pretexte d’une expedition de chasse. Toutes mes mesures etaient prises, je pouvais partir; il ne me restait plus qu’une chose a faire, mais la plus cruelle, la plus dechirante: faire mes adieux a Flavie.
Vers le soir, je me rendis chez elle. Sur la route je fus reconnu, acclame. Je fis bonne contenance et jouai jusqu’au bout mon role de fiance heureux.
En depit de mon desespoir, je ne pus m’empecher de sourire de la froideur et de la hauteur avec lesquelles ma douce amie me recut. Elle avait appris que le roi s’absentait, qu’il partait pour la chasse!
«Je suis desolee de voir que nous ne suffisons pas a distraire Votre Majeste a Strelsau, que nous ne savons pas la retenir, fit-elle en battant impatiemment le plancher du bout de son petit pied… J’aurais pu vous offrir de plus agreables distractions, et j’etais assez folle pour penser que…
– Que voulez-vous dire? demandai-je, me penchant vers elle.
– Pour penser que vous auriez pu etre toute une journee, ou deux, apres… apres le bal… completement heureux sans… une partie de chasse. J’espere que les sangliers seront plus interessants, continua-t-elle, avec une petite moue delicieuse.
– Je vais, en effet, faire la chasse a un tres gros sanglier. Vous ai-je offensee?» ajoutai-je en feignant la surprise, car comment resister au desir de la taquiner un peu?
Jamais je ne l’avais vue en colere, et chaque aspect nouveau, chaque mouvement de son ame me ravissait.
«De quel droit m’offenserais-je? reprit-elle. Il est vrai qu’hier vous declariez que chaque heure passee loin de moi etait une heure perdue! Mais un tres gros sanglier… cela change bien les choses!
– C’est peut-etre le sanglier qui me donnera la chasse, Flavie; c’est peut-etre lui qui me prendra.»
Elle ne repondit pas.
«Quoi! vous n’etes meme pas touchee par la pensee de ce danger?»
Comme elle ne me repondait pas, je m’approchai doucement et vis qu’elle avait les yeux pleins de larmes.
«Vous pleurez a la pensee du danger que je vais courir!»
Alors, elle, d’une voix tres basse: