Vers trois heures du matin, l’aube commencant a poindre, je me trouvai enfin seul dans mon cabinet de toilette avec Sapt.
Je m’assis comme un homme ebloui qui a trop longtemps contemple une flamme ardente; Sapt fumait sa pipe; Fritz etait alle se coucher, apres avoir presque refuse de me dire bonsoir. Sur la table, tout a cote de moi, gisait une rose: cette rose ornait le corsage de Flavie au bal, et, quand nous nous etions separes, elle me l’avait donnee.
Sapt avanca la main vers la rose, mais, d’un geste rapide, je refermai la mienne dessus.
«Cette fleur est a moi, fis-je; elle n’est pas plus a vous qu’elle n’est au roi.
– Vous avez avance les affaires du roi ce soir», reprit-il sans s’emouvoir.
Je me retournai furieux.
«Pourquoi pas mes affaires a moi?»
Il secoua la tete.
«Je sais a quoi vous pensez, reprit-il, et, si vous ne vous y etiez engage sur votre honneur…
– Ah! mon honneur, qu’en avez-vous fait? m’ecriai-je en l’interrompant.
– Bah! jouer un peu la comedie…
– Epargnez-moi au moins ce ton, colonel Sapt si vous ne voulez pas me pousser aux dernieres extremites, et si vous ne voulez pas que votre roi pourrisse dans les cachots de Zenda pendant que Michel et moi nous nous disputerons ses depouilles. Vous me suivez bien?
– Je vous suis.
– Il faut agir et agir vite. Vous avez vu ce qui s’est passe ce soir? Vous avez entendu?
– Oui.
– Vous avez parfaitement devine ce que j’etais sur le point de faire. Que je reste ici encore une semaine et la situation se complique encore. Vous comprenez?
– Oui, repondit-il, les sourcils fronces. Seulement pour cela il faudrait d’abord vous debarrasser de moi.
– Eh bien! croyez-vous que j’hesiterais? Croyez-vous que j’hesiterais a soulever Strelsau? Il ne me faudrait pas une heure pour vous faire rentrer vos mensonges dans la gorge, vos mensonges insenses auxquels ni la princesse ni le peuple n’ajouteraient foi!
– C’est bien possible.
– Oui, je pourrais epouser la princesse et envoyer Michel et son frere au diable de compagnie.
– Je ne le nie pas, mon garcon.
– Alors, au nom de Dieu, m’ecriai-je en tendant les mains vers lui, allons a Zenda, ecrasons Michel et rendons au roi ce qui est au roi!»
Le vieux soldat se redressa et me regarda en face longuement.
«Et la princesse?» demanda-t-il.
Je baissai la tete et, relevant en meme temps mes deux mains, je pris la rose et l’ecrasai entre mes doigts et mes levres.
Au meme moment, je sentis la main de Sapt sur mon epaule et j’entendis sa voix etranglee par l’emotion qui disait:
«Vive Dieu! Vous etes bien le plus magnifique des Elphberg: vous les valez tous!… Mais j’ai mange le pain du roi, je suis le serviteur du roi!… Venez: nous irons a Zenda.»
Je relevai la tete et lui pris la main. Nous avions tous deux les yeux pleins de larmes.
XI Nous partons pour chasser la bete noire
Ai-je besoin d’expliquer la terrible tentation a laquelle je me trouvais expose? Je pouvais pousser Michel dans ses derniers retranchements et l’obliger a tuer le roi. J’etais alors en position de le defier, de m’emparer du trone, non pas pour le trone lui-meme, mais parce que le roi de Ruritanie devait epouser la princesse Flavie.
Et Sapt, et Fritz? Helas! un homme, un simple homme peut-il etre tenu de decrire de sang-froid les pensees sauvages et mauvaises qui enfievraient son cerveau, alors qu’une passion sans frein leur ouvrait toutes les portes! Que dis-je? Fut-il un saint, il ne pourrait se hair pour les avoir concues. A mon humble avis, il vaut mieux rendre graces de ce que la force d’y resister lui fut accordee, que de s’irriter contre les impulsions regrettables qui naquirent en dehors de lui-meme et ne durent une hospitalite momentanee dans son c?ur qu’a la faiblesse de son humaine nature.
Il faisait le plus beau temps du monde, lorsqu’un matin, je me dirigeai, sans escorte, vers le palais de la princesse, un bouquet a la main. Je savais que chaque attention que je temoignais a la princesse, en meme temps qu’elle resserrait mes liens, m’attachait plus fortement au c?ur du peuple qui l’adorait.
Je trouvai la comtesse Helga occupee a cueillir dans le jardin des roses destinees a sa maitresse. J’obtins d’elle qu’elle leur substituat mes fleurs. La jeune fille etait fraiche et joyeuse. «Je vais porter les fleurs de Votre Majeste… Faudra-t-il venir lui dire ce qu’en aura fait la princesse?» Nous causions sur une terrasse qui longe le devant du palais; une des fenetres au-dessus de nos tetes etait ouverte.
«Madame!» appela gaiement la comtesse.
Flavie elle-meme parut.
J’enlevai mon chapeau et m’inclinai.