Strelsau dont la splendide propriete se trouve de l’autre cote de la ville. Un nombreux domestique, avec chevaux et bagages, partit de bonne heure le matin; nous les suivimes vers midi, empruntant le train sur une trentaine de milles, apres quoi nous parcourumes a cheval la distance qui nous separait du chateau.
Nous formions un groupe avantageux. En dehors de Sapt et de Fritz, j’etais accompagne de dix gentilshommes, qui tous avaient ete soigneusement choisis parmi les plus passionnement devoues a la cause du roi, et non moins soigneusement sondes par mes deux amis.
On leur devoila une partie de la verite dans le but d’exciter leur indignation contre Michel; on leur conta l’attentat du pavillon, dont j’avais failli etre victime. On leur dit aussi qu’on soupconnait un ami du roi d’etre retenu contre son gre au chateau de Zenda. Sa delivrance etait un des objets de l’expedition; mais, ajoutait-on, le principal desir du roi etait de prendre contre son frere, dont la trahison etait manifeste, certaines mesures au sujet desquelles on ne pouvait pas s’etendre davantage pour l’instant.
Mais il suffisait que le roi eut besoin d’eux; ils etaient prets a obeir. Jeunes, bien nes, bien eleves, devoues, ils ne demandaient qu’a se battre pour leur souverain.
C’est ainsi que de Strelsau la scene de l’action principale se trouva transportee au chateau de Tarlenheim et au chateau de Zenda, qui nous faisait grise mine de l’autre cote de la vallee.
Quant a moi, je faisais les efforts les plus grands pour changer le cours de mes pensees et tendre toute mon energie vers le but que je m’etais propose: arracher le roi des mains de son ennemi, le faire sortir vivant du chateau. Pour arriver a mes fins, il ne fallait pas songer a employer la force; si nous devions reussir, ce ne pouvait etre que par ruse. J’avais deja quelques idees sur ce qu’il serait bon de faire; mais j’etais horriblement gene par le bruit que causait le moindre de mes mouvements. A l’heure qu’il est, Michel devait etre au courant, et je le connaissais trop pour penser qu’il put croire a la chasse au sanglier. Il devinait immediatement quelle etait la proie qui nous attirait a Zenda. Mais qu’y faire? Il fallait en courir la chance, car Sapt, aussi bien que moi, avait reconnu que la situation actuelle devenait insoutenable et ne pouvait se prolonger.
Je tablais aussi sur ceci (j’ai su depuis que je ne m’etais pas trompe), que le duc Noir ne pourrait pas croire que j’eusse l’intention d’agir loyalement envers le roi. Il etait incapable de comprendre, je ne dirai pas un honnete homme – mes pensees intimes, que j’ai revelees, ne me donnent pas le droit, helas! de pretendre a ce titre – mais de croire qu’un homme put agir honnetement. Il savait bien quel parti je pouvais tirer de la situation; il l’avait vu comme moi, comme Sapt. Il connaissait la princesse, et (en verite, je sentais pour lui quelque pitie) il l’aimait a sa facon; il ne doutait pas non plus que le devouement de Sapt et de Fritz put s’acheter a condition qu’on y mit le prix. S’il raisonnait ainsi, il n’etait pas vraisemblable qu’il songeat a faire mourir son rival, la seule arme qu’il eut contre moi. Il n’eut cependant pas hesite a s’en debarrasser; il l’eut tue comme un rat, si seulement il eut pu se debarrasser auparavant de Rodolphe Rassendyll, et ce n’etait que la certitude d’etre absolument frustre de tout espoir d’arriver au trone par la reapparition du roi et sa restauration qui pouvait le decider a jeter l’atout qu’il tenait en reserve pour contrarier le jeu de cet imprudent imposteur de Rassendyll. Je reflechissais a tout cela le long de la route, et je reprenais courage.
Michel avait ete informe de ma venue, comme bien je l’avais pense, et, moins d’une heure apres mon arrivee, je voyais venir de sa part une solennelle ambassade.
Il ne poussa toutefois pas l’audace jusqu’a me deputer les trois coquins qui avaient tente une premiere fois de m’assassiner. Il choisit les trois autres personnages qui completaient le fameux sextuor, les trois Ruritaniens: Lauengram, Krafstein et Rupert Hentzau, de beaux hommes, bien decouples, superbement montes et equipes. Le jeune Rupert, un vrai demon, dans les vingt-deux ou vingt-trois ans, menait la bande. C’est lui qui nous tint, au nom de mon cher et aime frere et devoue serviteur, Michel de Strelsau, un joli petit discours dans lequel il me priait de l’excuser s’il ne venait pas en personne me presenter ses devoirs, et surtout s’il ne mettait pas son chateau a ma disposition. La raison de cette negligence apparente etait dictee par notre propre interet: le duc et plusieurs des gens de sa suite etaient atteints de la scarlatine, et l’etat sanitaire du chateau laissait a desirer.
C’est du moins ce que nous declara le jeune Rupert avec un sourire insolent qui retroussait sa levre superieure, et en secouant son epaisse chevelure.
«Si mon bon frere a la scarlatine, fis-je, cela doit nous rapprocher encore, augmenter la ressemblance entre nous: en temps ordinaire, il a le teint plus mat. Mais j’espere qu’il n’est pas trop souffrant.
– Non, Sire: il peut s’occuper de ses affaires.
– Mais tous les habitants du chateau ne sont pas atteints, j’espere? Que deviennent mes bons amis de Gautel, Bersonin et Detchard? J’ai entendu dire que ce pauvre Detchard avait ete blesse dernierement.»
Lauengram et Krafstein avaient l’air sombre et mal a l’aise; le sourire du jeune Rupert, au contraire, s’epanouit.
«Il espere bientot trouver un remede a ses maux, Sire», dit-il en souriant.
J’eclatai de rire, car je savais de quel remede revait Detchard: il s’appelle «vengeance».
«Vous dinerez avec nous, messieurs», ajoutai-je.
Le jeune Rupert se confondit en excuses: on les attendait au chateau.
«En ce cas, messieurs, fis-je avec un geste de la main, a notre prochaine rencontre! Je souhaite qu’elle nous permette de faire plus ample connaissance.
– Nous supplions Votre Majeste de nous en donner bientot l’occasion», repondit Rupert d’un ton degage.
Il passa devant Sapt avec un tel air d’impertinence que je vis le vieux brave serrer les poings et devenir pale de rage.
Quant a moi, je suis d’avis que, lorsque l’on se mele des choses, il faut les faire franchement, et que, si coquin il y a, mieux vaut etre un franc coquin. Je preferais hautement Rupert Hentzau a ses compagnons a faces patibulaires. Je ne vois pas en quoi cela rend le crime plus noir de l’accomplir avec cranerie, et, si l’on peut dire, avec art.
Le premier soir, au lieu de diner tranquillement avec les gentilshommes de ma suite, je laissai mes compagnons sous la presidence de Sapt. Je montai a cheval, et me rendis, avec Fritz a Zenda, dans certaine petite auberge de moi connue. Nous partimes, accompagnes d’un groom. J’etais enveloppe des pieds a la tete dans un grand manteau.
«Fritz, fis-je comme nous entrions en ville, et que nous approchions de l’auberge, la fille de l’hotesse est la plus jolie fille que vous puissiez imaginer.
– Comment le savez-vous?