– Moi, Sire? bien sur que non.
– Mais vous etes devouee au roi, et vous ne demandez pas mieux que de le servir?
– Oui, Sire.
– En ce cas, donnez rendez-vous a Jean pour demain soir, dix heures, au second kilometre, sur la route de Zenda. Dites-lui que vous y serez, et que vous comptez qu’il vous ramenera a la maison.
– Vous ne lui voulez pas de mal, Sire?
– Non, il ne lui arrivera rien s’il fait ce qu’on lui dit. Mais en voila assez, ma mie. Executez mes ordres, et prenez garde que personne ne sache que le roi est venu ici.»
Je parlais d’un ton severe, mais je pris soin d’adoucir l’effet de mon observation en me montrant fort genereux.
Apres quoi, nous dinames, et, m’emmitouflant de nouveau, Fritz ouvrant la marche, nous descendimes et reprimes nos chevaux.
Il n’etait guere plus de huit heures et demie lorsque nous nous remimes en route; il faisait encore jour; les rues regorgeaient de monde; les gens, sur le pas de leurs portes, parlaient avec animation. Avec le roi d’un cote et le duc Noir de l’autre, Zenda semblait veritablement etre le centre de toute la Ruritanie.
Nous traversames la ville au pas; des que nous fumes en pleine campagne, nous primes une allure plus vive.
«Vous voulez attraper ce Jean? demanda Fritz.
– Oui, et je crois que j’ai bien amorce mon hamecon. Il ne suffit pas, mon cher, de n’avoir pas de femmes dans la maison, bien qu’en prenant cette precaution notre frere temoigne d’un commencement de sagesse; pour etre absolument en surete, il faudrait n’en avoir pas a cinquante milles a la ronde.»
Nous atteignimes l’avenue du chateau; bientot nous fumes en vue de l’habitation.
En entendant resonner sur le sable le pas de nos chevaux, Sapt s’elanca.
«Dieu soit loue! cria-t-il; vous voila sains et saufs. Les avez-vous rencontres?
– Qui cela?» demandai-je en descendant de cheval. Il nous attira de cote, afin que les grooms ne pussent entendre notre conversation.
«Mon enfant, me dit-il, il ne faut pas aller et venir par ici sans une bonne escorte. Vous connaissez Bernenstein, un beau garcon tout jeune, un des meilleurs d’entre nous?»
Je le connaissais, en effet; c’etait un beau cavalier, presque aussi grand que moi, et tres blond.
«Eh bien! il est couche la-haut, avec une balle dans le bras.
– Mille tonnerres!
– Apres le diner, il est sorti seul pour faire un tour dans les bois, en ayant soin pourtant de ne pas s’eloigner. Il a, a un moment, apercu trois hommes dans un fourre: l’un a tire. Comme il etait sans arme, il a pris sa course vers la maison. Un second coup de feu l’a atteint au bras. Il a eu toutes les peines du monde a se trainer jusqu’ici, et s’est evanoui en arrivant. Ils n’ont pas ose le poursuivre. C’est une chance.»
Sapt s’arreta, puis ajouta:
«Ami, cette balle vous etait destinee.
– Sans aucun doute, Michel entame les hostilites.
– Je voudrais bien savoir qui etaient ces trois individus, dit Fritz.
– Ne croyez pas, Sapt, repris-je, que j’aie perdu mon temps, ce soir. Je vais vous conter ce que j’ai fait. Mais, vive Dieu! fis-je, en m’interrompant…
– Quoi donc? demanda Sapt.
– Je pense, repris-je, que ce serait bien mal reconnaitre l’hospitalite de la Ruritanie si, avant de partir, je ne la debarrassais de ces fameux Six. Avec l’aide de Dieu, je jure qu’il n’en restera pas un vivant.»
Sapt acquiesca de la tete.
XIII L’echelle de Jacob
Le lendemain du jour ou j’avais jure de me debarrasser des Six, j’avais, le matin, donne quelques ordres; apres quoi, je me reposais plus content et plus tranquille que je ne l’avais ete depuis longtemps. Si bien que Sapt, qui devenait fievreux, s’emerveilla de me trouver enfonce dans un fauteuil, au soleil, ecoutant un de mes amis qui me chantait d’une voix melodieuse des romances faisant naitre en moi la plus douce melancolie. Telles etaient nos occupations quand le jeune Rupert Hentzau parut. Le coquin ne craignait ni Dieu ni diable; il venait de traverser tout notre territoire aussi tranquillement que s’il avait galope dans le parc de Strelsau. Il s’approcha de l’endroit ou nous nous tenions, et, me saluant avec un respect affecte, me pria de bien vouloir l’entendre sans temoins. Il etait porteur d’un message du duc. Je fis signe aux gens de ma suite de se retirer, et il s’assit pres de moi.
«Puisque nous sommes seuls, soyons serieux, Rassendyll.» Je me dressai vivement sur mon fauteuil.
«Qu’y a-t-il? interrogea-t-il.
– Monsieur, j’allais appeler un de mes gentilshommes pour lui dire de vous amener votre cheval. Si vous ne savez pas comment on doit parler au roi, je prierai mon frere de chercher un autre ambassadeur.
– Pourquoi prolonger cette comedie? fit-il, en epoussetant negligemment sa botte avec son gant.
– Parce que nous ne sommes pas encore au dernier acte; et, en attendant, je pretends prendre le nom qui me convient.