tas de bandits pour lesquels couper la gorge d’un homme n’est pas une plus grosse affaire que faire une partie de cartes. Quant a Mgr Rupert, je crois bien qu’il n’y a pas de passe-temps qui soit plus de son gout.»

Lorsque notre homme eut termine son recit, je priai Fritz de le reconduire et de veiller a ce qu’il fut mis sous bonne garde. Au moment ou il sortait, je me tournai vers lui et j’ajoutai:

«Si quelqu’un ici te demande s’il y a un prisonnier au chateau de Zenda, tu peux repondre: «Oui»; mais si on te demande qui est ce prisonnier, ne le dis pas. Toutes les assurances que tu as recues de nous ne te sauveraient pas si on apprenait la verite. Prends-y garde, et dis-toi que je te tuerai comme un chien si tu laisses transpercer la moindre chose.» Lorsqu’il fut parti, je regardai Sapt.

«La chose est compliquee, fis-je.

– Si compliquee, repondit-il en secouant sa tete grise, que je crois qu’a pareille epoque, l’an prochain, vous serez encore sur le trone de Ruritanie!»

Et il eclata en imprecations contre Michel, envoyant a tous les diables sa fourberie et son astuce.

Je m’etais rejete sur mes oreillers.

«Je ne vois, repris-je, que deux moyens de faire sortir le roi vivant du chateau. Le premier serait la trahison de quelqu’un des serviteurs du duc.

– Vous pouvez laisser celui-la de cote, dit Sapt.

– J’espere bien que non, repris-je, car celui que j’allais mentionner en second, c’est l’intervention du Ciel, c’est un miracle!»

XIV Le moment decisif approche

Mon bon peuple de Ruritanie eut ete fort etonne s’il avait surpris ma conversation avec Jean, sur laquelle s’est termine le chapitre precedent, car les rapports officiels avaient repandu partout la nouvelle que j’avais ete blesse grievement a la chasse.

Les bulletins que je faisais rediger devant moi, et qui constataient un etat tres serieux, causerent dans la ville la plus violente surexcitation.

Pendant ce temps survenaient trois ordres d’evenements: d’abord j’offensai gravement la Faculte de medecine de Strelsau en refusant d’admettre a mon chevet aucun de ses professeurs, sauf un jeune docteur, ami de Fritz, et en qui nous pouvions avoir confiance. Secondement, je recus un mot du marechal Strakencz m’informant que mes ordres ne semblaient pas avoir plus de poids que les siens au sujet de la princesse Flavie qui partait pour Tarlenheim, escortee par lui bien contre son gre (nouvelle qui n’eut pas de peine a me rendre fier et heureux). Et, troisiemement, mon frere, le duc de Strelsau, quoiqu’il fut trop bien informe pour croire a la pretendue cause de ma maladie, etait encore persuade, par ce qui lui en etait rapporte et par mon apparente inaction, que j’etais en realite incapable d’agir et que ma vie peut-etre etait en danger. C’est ce que j’appris de Jean en qui j’avais ete force de mettre ma confiance et que j’avais renvoye a Zenda, ou, au fait, Rupert Hentzau l’avait fouette de la belle facon pour avoir ose sortir du chateau. Ceci, Jean ne pouvait le pardonner a Rupert, et l’approbation que le duc avait donnee a cette punition avait plus fait pour m’attacher le garde que toutes mes promesses.

Sur l’arrivee de Flavie, je ne puis insister. La joie qu’elle ressentit a me trouver debout et en bonne sante, alors qu’elle s’attendait a me voir dans un lit, luttant avec la mort, fut un tableau dont mes yeux conserveront toujours le souvenir; et les reproches qu’elle m’adressa pour n’avoir pas eu confiance en elle doivent excuser les moyens que j’employai pour les apaiser.

A la verite, l’avoir pres de moi une fois encore etait comme le gout du ciel pour une ame damnee, d’autant plus exquisement doux qu’est plus inevitable le jugement qui doit survenir. Aussi me rejouis-je de pouvoir passer deux jours entiers en sa compagnie. Ces deux jours termines, le duc de Strelsau arrangea une partie de chasse. C’est que le moment decisif approchait.

Sapt et moi, apres de longues hesitations, nous avions resolu de risquer le grand coup, encourages d’ailleurs par les rapports de Jean, qui disaient que le roi avait mauvaise mine, etait pale et souffrant. Pauvre roi! il se mourait d’ennui et de chagrin; faut-il s’en etonner, et ne vaut-il pas mieux, pour un homme, qu’il soit roi ou non, risquer sa vie et mourir en gentilhomme que de pourrir ainsi dans une cave?

Cette pensee rendait une prompte action desirable dans l’interet meme du roi. A mon propre point de vue, elle devenait de plus en plus necessaire.

Car Strakencz me pressait au sujet de mon mariage avec Flavie et mes propres inclinations s’accordaient si bien avec l’insistance du chancelier que j’eus peur de la resolution a prendre. Je ne crois pas que j’eusse jamais commis cet acte auquel je revais; mais j’aurais ete amene a prendre la fuite, et ma fuite eut ruine la cause.

C’est peut-etre la chose la plus etrange qu’on ait jamais pu voir dans l’histoire d’un pays que le frere du roi et le sosie du roi, a une epoque de paix profonde, aupres d’une tranquille ville de province, sous l’apparence de l’amitie, engageant une lutte desesperee pour la personne et la vie du roi. Tel est, en effet, le combat qui commenca bientot entre Zenda et Tarlenheim. Lorsque je fais un retour en arriere, il me semble que je fus alors frappe de folie. Sapt m’a dit que je ne souffrais aucune intervention et que je n’ecoutais aucune remontrance; et si jamais un roi de Ruritanie gouverna en despote, je puis dire qu’en ce moment-la je fus ce roi. De quelque cote que se portassent mes regards, je n’apercevais rien qui put me rendre la vie aimable, et je prenais ma vie dans ma main et je la portais sans la moindre attention comme quelqu’un qui balancerait avec dedain un vieux gant.

D’abord ils se disposerent a me garder, a ecarter de moi les risques, a me persuader que je ne devais pas m’exposer. Mais, lorsqu’ils s’apercurent que j’etais decide a tout, soit qu’ils connussent, soit qu’ils ne connussent pas la verite, ils sentirent croitre en eux le sentiment que le Destin seul fixerait l’issue de l’affaire et qu’il fallait me laisser jouer tout seul mon jeu contre le duc Noir.

Le lendemain soir, je quittai la table ou j’avais soupe en compagnie de Flavie, venue, malgre toutes mes remontrances, pour soigner ma blessure, et je la reconduisis jusqu’a la porte de son appartement.

La, je lui baisai la main, et je pris conge en lui souhaitant une bonne nuit, un heureux reveil, une longue suite de jours de bonheur; puis j’allai changer de costume et je sortis.

Sapt et Fritz m’attendaient, armes jusqu’aux dents, montes sur de solides chevaux et accompagnes de six hommes egalement a cheval. Sapt portait devant lui, sur sa selle, un rouleau de cordes. Quant a moi, pour toutes armes, je m’etais muni d’un gros gourdin et d’un long couteau.

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