perdre. Il me sembla d’ailleurs que j’en avais appris assez pour une premiere fois. Restait a rejoindre mes amis sans donner l’eveil et a me debarrasser du cadavre de la sentinelle. Le laisser ou il etait en eut dit trop long. Je montai dans le canot; le vent qui maintenant hurlait en tempete couvrait le bruit des rames, et je me dirigeai vers l’endroit ou mes amis m’attendaient. Je venais d’arriver a destination quand retentit un coup de sifflet strident.
«Hallo, Max!» criait-on.
J’appelai Sapt a voix basse. La corde descendit. Je la liai autour du cadavre de la sentinelle, et puis je me hissai moi-meme.
«Sifflez maintenant pour appeler nos hommes, fis-je tres bas, et allons ferme. Ne perdons pas notre temps en paroles inutiles.»
Nous hissames le cadavre; comme nous le deposions par terre, trois cavaliers passerent au grand galop, venant du chateau. Nous les vimes; mais, comme nous etions a pied, ils ne nous remarquerent pas. Nos hommes arrivaient presque au meme moment.
«Du diable! mais on n’y voit pas plus que dans un four!»
C’etait la voix retentissante du jeune Rupert. Une minute plus tard, la fusillade commencait. Je m’elancai, suivi de Sapt et de Fritz.
«En avant! en avant!»
Je distinguais toujours la voix de Rupert. Un cri, un gemissement nous prouverent que le jeune fauve ne demeurait pas en reste.
«C’en est fait de moi, Rupert, fit une voix mourante. Ils etaient deux contre un. Sauvez-vous!»
Je courais toujours, mon gourdin a la main. Tout a coup, je vis un cavalier qui venait sur moi, couche sur l’encolure de son cheval.
«Comment, c’est ton tour, mon pauvre Krastein?» criait-il.
Pas de reponse. Je m’elancai a la tete du cheval. Le cavalier n’etait autre que Rupert Hentzau.
«Enfin!» m’ecriai-je.
Car il semblait bien que nous le tenions. Il n’avait pour toute arme que son epee. Mes hommes le pressaient.
Sapt et Fritz accouraient; je ne les avais devances que de quelques metres. S’ils arrivaient et s’ils tiraient, il fallait ou qu’il mourut, ou qu’il se rendit.
«Enfin! repetai-je.
– Ah! bah! c’est le grand premier role», fit-il en frappant avec son epee un coup si formidable qu’il coupa net mon gourdin.
Jugeant la-dessus que la prudence la plus elementaire m’ordonnait de battre en retraite, je fis le plongeon et (j’ai honte de l’avouer) je pris mes jambes a mon cou.
Ce Rupert a le diable au corps.
Comme je m’etais retourne pour voir ce qu’il advenait de lui, je le vis enfoncer ses eperons dans le ventre de son cheval, gagner au galop le bord du fosse, et sauter dedans sous une grele de balles que les miens faisaient pleuvoir sur lui.
Si seulement il y avait eu le moindre clair de lune, il etait perdu. Grace a l’obscurite, il gagna l’abri du chateau et disparut.
«Le diable l’emporte! grogna Sapt.
– Quel dommage, m’ecriai-je, que ce soit un coquin! Quels sont ceux qui sont restes sur le carreau?»
Laengram et Krastein etaient morts. La situation n’etant plus tenable, et faute de pouvoir faire autrement, nous les jetames, ainsi que Max, dans l’etang; dans notre camp, trois gentilshommes avaient peri.
Alors nous rentrames au chateau, navres jusqu’au fond du c?ur de la perte de nos amis, douloureusement anxieux au sujet du roi, et piques au vif que Rupert de Hentzau eut gagne cette manche contre nous.
Pour ma part, j’etais furieux, furieux de n’avoir tue personne dans la bagarre, et de n’avoir a mon actif que ce coup de poignard plante dans le c?ur d’un valet endormi.
Il m’etait en outre fort desagreable que ce coquin de Rupert m’eut traite de comedien!
XV Conversation avec un demon
La Ruritanie n’est pas l’Angleterre. En Angleterre, jamais la lutte qui s’etait engagee entre le duc Michel et moi n’aurait pu se prolonger, avec les remarquables incidents qui l’on agrementee, sans surexciter l’interet public. En Ruritanie, les m?urs ne sont pas les memes, les duels sont tres frequents dans la noblesse, et les querelles entre grands seigneurs s’etendent presque toujours a leurs amis et a leurs serviteurs.
Neanmoins, apres l’echauffouree dont je viens de parler, il courut de tels bruits que je dus me tenir sur mes gardes.
D’ailleurs, la mort des gentilshommes qui avaient succombe ne pouvait rester cachee a leurs familles. Je m’efforcai de detourner les soupcons. Je fis afficher un ordre severe proscrivant le duel; la quantite des duels, qui allait toujours en augmentant, avait pris en ces derniers temps des proportions si considerables que cela justifiait cette mesure (le chancelier me prepara ce rescrit avec toute sa competence). Le duel ne pouvait etre autorise que dans les cas les plus graves.
Je fis repandre la nouvelle que les trois gentilshommes avaient ete tues en duel, et je fis faire solennellement et publiquement des excuses a Michel, qui me fit la reponse la plus respectueuse et la plus courtoise. Nous etions au moins d’accord sur un point, l’impossibilite ou chacun de nous se trouvait de jouer cartes sur table. Comme moi, il avait son personnage a soutenir; aussi, tout en nous haissant, nous nous entendions pour jouer l’opinion