Nous fimes un detour pour eviter la ville, et, au bout d’une heure, nous gravissions la colline qui mene au chateau de Zenda. La nuit etait noire, tres orageuse; des rafales de vent et de pluie passaient, nous sifflant aux oreilles, tandis que les grands arbres pleuraient et gemissaient.
Lorsque nous arrivames aupres d’un petit bois, a environ un quart de mille du chateau, nous nous arretames, et nos six compagnons recurent l’ordre de nous attendre, caches dans un fourre. Sapt avait eu soin d’emporter un sifflet. Au premier coup de sifflet, nos hommes devaient accourir a notre secours.
Mais, jusqu’a present, nous n’avions rencontre personne. J’esperais que Michel ne s’etait pas encore mis sur ses gardes, me croyant toujours alite. Quoi qu’il en soit, nous atteignimes sans encombre le haut de la colline que coupe a pic le fosse. Sur le bord du fosse s’elevait un arbre auquel Sapt attacha fortement la corde qu’il avait apportee. J’enlevai mes bottes, je bus a ma gourde une gorgee d’eau-de-vie, je fis jouer mon couteau dans sa gaine, et pris mon gourdin entre mes dents. Ceci fait, serrant la main de mes amis sans prendre garde au regard suppliant de Fritz, je saisis la corde et me laissai glisser dans le fosse. Je voulais regarder de pres la fameuse echelle de Jacob.
Doucement, j’entrai dans l’eau. Je fis en nageant le tour des grands murs qui me regardaient d’un air rebarbatif. Il faisait tres sombre; je ne voyais pas a plus de trois metres au-dessus de ma tete, et, comme j’avais soin de raser les vieux murs moussus, tout couverts de plantes aquatiques, j’avais les plus grandes chances de ne pas etre vu. Quelques lumieres brillaient dans la partie neuve du chateau, en face, et, de temps a autre, des eclats de rire et un bruit de voix arrivaient jusqu’a moi. Il me sembla reconnaitre celle du jeune Hentzau; je me le representai anime, a moitie gris. Mais il ne s’agissait pas de cela, et il ne fallait pas perdre de vue le but de mon expedition. Je m’arretai un moment pour reprendre haleine. Si Jean avait bien decrit la position du cachot du roi, je devais me trouver dans les environs de la fenetre.
J’avancais avec mille precautions. Tout a coup, autant que l’obscurite pouvait le permettre, je crus distinguer une forme vague. Qu’etait-ce? J’avancai: c’etait le fameux tuyau qui decrivait une sorte d’arc de cercle, en allant de la fenetre jusqu’a l’eau. On l’apercevait sur une longueur d’un metre cinquante environ; il avait a peu pres la grosseur de deux hommes. J’allais m’en approcher, lorsque j’apercus une chose qui me cloua sur place et me fit battre le c?ur.
Un petit canot allongeait son nez pointu le long du tuyau; je tendis l’oreille, et il me sembla entendre un leger bruit, le bruit d’un homme qui se retourne.
Qui pouvait etre la, dans ce bateau? A qui Michel avait-il confie la garde de son invention? Le gardien etait-il eveille ou dormait-il? Je m’assurai que mon couteau etait a portee de ma main, et, du pied, je cherchai le fond.
A ma grande surprise, je rencontrai la terre ferme: les fondations du chateau, avancant de vingt-cinq a trente centimetres, formaient saillie, et c’est sur cette saillie que je me trouvais debout, avec de l’eau jusqu’aux aisselles. Alors, je me penchai, cherchant a percer les tenebres, a voir sous le tuyau, la ou forcement, par l’arc de cercle qu’elle decrivait, la longue machine laissait un espace vide.
Et j’apercus un homme couche au fond de la barque; a cote de lui, un fusil, dont le canon reluisait dans l’ombre. C’etait la sentinelle! L’homme ne bougeait pas. J’ecoutai.
Sa respiration etait bruyante, reguliere, monotone. Il dormait.
Alors, je m’agenouillai sur la saillie du mur, et je me glissai sous le tuyau jusqu’a ce que ma tete fut a cinquante centimetres de la sienne.
C’etait un immense gaillard, que je reconnus, au premier coup d’?il, pour le frere de Jean, Max Holf. Ma main se porta a ma ceinture, je tirai mon poignard. De tous les actes de ma vie, c’est celui peut-etre auquel il m’est le plus penible de penser: j’ai peur de me repondre lorsque je m’interroge et que je me demande si j’ai agi loyalement.
Mais, au moment meme, je n’hesitai pas. Et le pouvais-je? La vie du roi n’etait-elle pas en jeu? Je me redressai contre le bateau qui ne bougeait pas, amarre qu’il etait contre la paroi du rocher, et, retenant ma respiration, je choisis le point ou je devais frapper, et je levai le bras. Le grand diable s’agita, ouvrit les yeux tout grands, toujours plus grands, me regarda epouvante, et chercha son fusil. C’est alors que je le frappai. Au meme moment, le refrain d’une chanson m’arrivait de la rive opposee.
Sans plus m’inquieter du cadavre, je me dirigeai vers l’echelle de Jacob. Le temps pressait. Il se pouvait que l’heure de relever la sentinelle fut venue. L’eveil serait aussitot donne. Je me penchai sur le tuyau et l’examinai du haut en bas, depuis, l’endroit ou il touchait l’eau jusqu’a la partie superieure qui passait ou semblait passer a travers la maconnerie du mur. Il n’y avait la ni rupture ni crevasse. Me laissant tomber a genoux, j’explorai le cote inferieur. Et ma respiration s’accelera, car, a la paroi du dessous ou la poterie semblait scellee dans la brique, j’apercus une lueur. Elle devait provenir de la cellule du roi. J’appliquai mon epaule contre le tuyau et m’y appuyai en retenant ma respiration. La fente s’elargit tres legerement: alors je reculai. J’en avais assez fait pour constater que l’echelle de Jacob n’etait pas fixee a la maconnerie dans sa partie inferieure.
A ce moment, une voix rude et discordante frappa mon oreille; elle disait:
«Eh bien! Sire, puisque vous avez assez de ma societe, je vais vous laisser reposer. Seulement, avant de m’en aller, il faut que j’attache les petits ornements.»
C’etait Detchard; je reconnus son accent anglais.
«Avez-vous quelque chose a demander, Sire, avant que je vous quitte?»
Le roi parla: c’etait bien sa voix, mais tres faible et creuse, oh! combien differente de cette voix joyeuse qui, naguere, faisait retentir les echos de la foret.
«Que mon frere, dit le roi, ait pitie, qu’il me tue. Ici, je me meurs a petit feu.
– Le duc ne souhaite pas votre mort, Sire, fit Detchard d’un ton d’ironie. Le jour ou il lui plairait de vous faire mourir, voila le chemin que vous prendriez pour aller au Ciel!»
Le roi repondit:
«Je suis en son pouvoir, pour le moment, du moins. Si vos instructions ne s’y opposent pas, je vous prierai de me laisser.
– Je souhaite a Votre Majeste de rever du paradis», ajouta le miserable.
La lumiere disparut. J’entendis un bruit de chaines et de verrous, et puis des sanglots. Le roi se croyait seul, et il pleurait. Qui oserait se moquer?
Je ne me hasardai pas a parler au roi. Une exclamation que la surprise aurait pu lui arracher risquait de nous