Le jeune homme me regardait d’un air embarrasse et comme s’il eut voulu me faire des excuses. Son trouble eut certainement plu a ma belle-s?ur. Pour le mettre a son aise, je repris avec un sourire: «Je vois que l’histoire est connue, ici comme chez nous.
– Connue! s’ecria Sapt; mais, si vous restez ici, il n’y aura bientot plus dans toute la Ruritanie un seul homme pour la revoquer en doute, ni un homme, ni une femme!»
Je commencais a me sentir mal a l’aise. En verite, si je m’etais rendu compte que je portais mon origine si clairement inscrite sur ma personne, j’aurais reflechi avant de venir en Ruritanie. Maintenant il etait trop tard.
Nous entendimes alors une voix claire qui appelait:
«Fritz! Fritz! ou diable etes-vous?»
Tarlenheim tressaillit.
«C’est le roi!»
Le vieux Sapt se reprit a rire.
Au meme moment, un jeune homme, sautant par-dessus le tronc d’un arbre renverse, nous rejoignit.
Lorsque mes yeux se poserent sur lui, ma surprise fut telle que je ne pus retenir une exclamation. De son cote, en m’apercevant, il recula, etonne. Sauf la moustache et la barbe, sauf une certaine dignite due a son rang social, sauf que j’etais un peu, tres peu, plus grand que lui, le roi de Ruritanie eut pu etre Rodolphe Rassendyll, et moi, Rodolphe, le roi.
Pendant un instant, nous demeurames muets, nous examinant sans mot dire. Puis je me decouvris de nouveau et m’inclinai respectueusement.
Le roi, ayant recouvre l’usage de la parole que la surprise lui avait enleve, s’ecria:
«Fritz, colonel, qui est ce monsieur?»
J’allais repondre lorsque le colonel Sapt se mit entre moi et le roi, et commenca a lui parler. Je n’entendais pas ce qu’il disait, ce n’etait qu’une suite de grognements sourds. Le roi depassait Sapt de la tete, et, tout en l’ecoutant, ses yeux, de temps a autre, cherchaient les miens. Je le regardai longuement et attentivement. La ressemblance etait certainement extraordinaire, bien que, pour moi, il existat certaines differences.
Le roi avait le visage plein, l’ovale un peu plus accentue, et dans la bouche moins de fermete, d’obstination que n’en marquaient mes levres serrees, volontaires. Ces restrictions faites, la ressemblance n’en restait pas moins etonnante, frappante, extraordinaire.
Apres que Sapt eut parle, le roi resta un instant silencieux, les sourcils fronces; puis, peu a peu, les coins de sa bouche se contracterent, son nez s’allongea comme fait le mien quand je ris, ses yeux brillerent, et il eclata de rire, d’un rire clair et sonore qui sonna comme une fanfare a travers les bois, proclamant la gaiete de son ame.
«C’est une bonne rencontre, cousin!» cria-t-il, en faisant un pas vers moi, et en me frappant amicalement sur l’epaule.
Il riait encore:
«Excusez-moi; mais, au premier moment, je ne savais pas trop ou j’en etais. Dame! c’est qu’un homme ne s’attend pas a voir son «double» a cette heure du jour. N’est-ce pas, Fritz?
– C’est moi qui supplie Votre Majeste de me pardonner. J’espere que mon indiscretion ne me coutera pas la bienveillance du roi.
– En tout cas, il n’est au pouvoir de personne de vous priver de la vue du roi! reprit-il en riant. Quant a moi, Monsieur, je suis pret a faire, et du plus grand c?ur, tout ce qui pourrait vous etre agreable. Vous voyagez?
– Je me rendais a Strelsau, Sire, pour le couronnement.»
Le roi jeta un coup d’?il a ses amis. Il souriait encore; mais on lisait sur son visage un peu d’embarras. En fin de compte, le cote comique de la situation l’emporta.
«Fritz! Fritz! cria-t-il, je donnerais mille couronnes pour voir la tete de Michel quand il s’apercevra que nous sommes deux au lieu d’un.»
Et le rire joyeux eclata de nouveau.
«Serieusement, observa Fritz von Tarlenheim, je me demande si M. Rassendyll fut sage de visiter Strelsau precisement en ce moment.»
Le roi alluma une cigarette.
«Eh bien! Sapt? demanda-t-il.
– Il ne doit pas partir, grommela le vieux colonel.
– Voyons, colonel, voulez-vous dire que je contracterais une obligation vis-a-vis de M. Rassendyll, si…
– Eh la! Enveloppons cela de la bonne facon, dit Sapt, tirant une grande pipe de sa poche.
– Il suffit, Sire, repris-je. Je quitterai la Ruritanie aujourd’hui meme.
– Par le ciel! vous n’en ferez rien. Je vous le dis sans phrase, comme mon vieux Sapt; vous dinerez avec moi ce soir; advienne que pourra demain. Que diable! on ne rencontre pas un cousin tous les jours!
– Nous devions diner legerement ce soir, Sire, si vous vous en souvenez, reprit von Tarlenheim.
– Oui, mais en l’honneur de notre nouveau cousin, nous ferons, au contraire, un bon diner», dit le roi.
Et comme Fritz branlait la tete, il ajouta:
«Ne craignez rien; je n’oublierai pas que nous partons demain.
– Je voudrais bien y etre a demain matin, dit le vieux Sapt, en bourrant sa pipe.