Celui-ci y gouta, et avec une solennite de circonstance, on peut bien le dire, il nous enveloppa d’un meme regard, et dit gravement:

«Messieurs, mes amis, mon cousin, demandez-moi tout ce que vous voudrez, la moitie de mon royaume, mais ne me demandez pas une seule goutte de cette divine liqueur. Je veux boire a la sante de mon frere, le duc Noir.»

Et le roi, saisissant la bouteille, appliqua le goulot a ses levres et la vida d’un trait; alors, la jetant loin de lui, il laissa tomber sa tete contre ses bras croises sur la table.

Et nous, nous bumes aux reves dores de Sa Majeste. Voila les souvenirs qui me sont restes de cette soiree. C’est plus que suffisant, n’est-ce pas?

IV Le roi est fidele au rendez-vous

Avais-je dormi une heure ou une annee? Je n’aurais su le dire. En tout cas, je me reveillai en sursaut et transi; mes cheveux, ma figure, mes habits ruisselaient. J’apercus devant moi le vieux Sapt: un sourire ironique retroussait sa vieille moustache grise; il tenait un baquet vide a la main. Assis sur la table, Fritz von Tarlenheim etait aussi pale qu’un spectre et ses yeux etaient entoures d’un cercle noir comme l’aile d’un corbeau.

Je me dressai sur mes jambes, furieux.

«La plaisanterie passe les bornes, Monsieur, criai-je.

– Le moment est mal choisi pour se quereller, je vous assure. Que voulez-vous? rien ne pouvait vous reveiller… Il est cinq heures.

– C’est possible, mais je vous prierai, colonel…, continuai-je, fort irrite.

– Rassendyll, interrompit Tarlenheim, se mettant sur ses pieds et me prenant par le bras, regardez.»

Je regardai, et je vis le roi etendu tout de son long, par terre, le visage convulse, rouge, presque aussi rouge que ses cheveux, la respiration haletante. Sapt, sans le moindre respect, lui donna un coup de pied. Il ne fit pas un mouvement. Son visage, ses cheveux etaient trempes comme les miens.

«Voila une demi-heure que nous faisons tout au monde pour le reveiller, dit Fritz.

– C’est qu’il a bu trois fois plus qu’aucun de nous», grogna Sapt. Je m’agenouillai et tatai le pouls du roi: il battait tres faiblement. Je me retournai vers les deux autres d’un air inquiet.

«Cette derniere bouteille contenait peut-etre un narcotique? fis-je a voix basse.

– Qu’en savons-nous? dit Sapt.

– Il faut aller chercher un medecin immediatement.

– Le plus proche est encore a dix milles d’ici; et d’ailleurs toute l’Academie de medecine ne le ferait pas aller a Strelsau aujourd’hui. Je sais ce que c’est. Il ne s’eveillera pas avant six ou sept heures d’ici.

– Et le couronnement?» m’ecriai-je avec epouvante.

Fritz leva les epaules, un petit tic que j’eus par la suite plus d’une fois l’occasion de constater. «Il faut faire dire que le roi est malade.

– Je ne vois pas autre chose a faire.»

Le vieux Sapt, qui etait aussi frais qu’une rose de mai, fumait sa pipe sans mot dire.

«Si le roi n’est pas couronne aujourd’hui, je parie tout ce qu’on voudra qu’il ne le sera jamais.

– Pourquoi cela, au nom du ciel?

– Songez que toute la nation est reunie a Strelsau pour voir son nouveau roi, que l’armee est sur pied avec le duc Noir a sa tete. Comment envoyer dire que le roi est ivre?

– Malade! fis-je, le reprenant.

– Malade? repeta Sapt en poussant un eclat de rire sardonique. On connait trop bien son genre de maladie. Ce n’est pas la premiere fois qu’il est malade!

– Eh bien! qu’on pense ce que l’on veut, dit Fritz avec desespoir; je pars porter la nouvelle et je me debrouillerai de mon mieux.»

Sapt fit un geste de la main.

«Croyez-vous vraiment, reprit-il, que le roi ait bu un narcotique?

– Ce damne chien de duc Noir, pardieu! murmura Fritz entre ses dents.

– De facon, continua Sapt, qu’il ne puisse venir se faire couronner. Rassendyll ne connait pas notre cher Michel. Qu’en pensez-vous, Fritz? Ne croyez-vous pas que Michel a un autre roi tout pret, et que la moitie de Strelsau n’a pas un autre candidat? Aussi vrai que je crois en Dieu, le roi est perdu s’il ne parait pas aujourd’hui a Strelsau. Je sais ce que vaut le duc Noir.

– Nous pourrions l’y porter, fis-je.

– Il ferait bonne figure!» grimaca Sapt.

Fritz von Tarlenheim cacha sa tete dans ses mains. Le roi respirait toujours peniblement et bruyamment. Sapt le remua du bout du pied.

«Ivrogne de malheur! dit-il; mais ce n’en est pas moins un Elphberg et le fils de son pere, et puis j’aimerais mieux rotir en enfer que de voir le duc Noir a sa place.»

Nous restames silencieux quelques instants; apres quoi, Sapt, froncant ses sourcils en broussaille et retirant de sa bouche sa longue pipe, me dit:

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