Je mis le casque du roi sur ma tete, et le vieux Sapt me tendit le sabre royal tout en me regardant longuement et attentivement.
«C’est une benediction du ciel que le roi ait eu l’idee de se raser.
– Comment cette idee lui est-elle venue?
– On dit que la princesse Flavie se plaignait de ce que ses baisers fussent un peu rudes.
– Des baisers de cousin! Mais venez, nous devrions deja etre a cheval.
– Tout est comme il doit etre ici?
– Eh non! rien n’est comme il faudrait, rien n’est sur; mais que voulez-vous que nous y fassions?»
Fritz nous attendait. Il avait revetu un uniforme de capitaine de la garde dont moi j’etais colonel. En moins de quatre minutes, Sapt fut habille. Les chevaux etant tout prets, nous partimes a une bonne allure. Le sort en etait jete, la partie commencee. Quelle en serait l’issue?
L’air frais du matin dissipait les derniers troubles de mon esprit, eclaircissait mes idees, si bien que je pus retenir tous les renseignements que me donnait Sapt, qui n’oubliait rien. Fritz n’ouvrait pas la bouche: il dormait sur son cheval, tandis que Sapt, sans plus se preoccuper du roi, me mettait minutieusement au courant de ma vie passee, de ma famille, de mes gouts, ambitions, faiblesses, amis, compagnons, serviteurs. Il m’expliqua l’etiquette de la cour, promettant d’etre constamment a mes cotes afin de m’indiquer les gens que j’etais cense connaitre, leur degre d’intimite et la faveur que je devais leur temoigner.
Nous arrivions a la gare, ou Fritz recouvra assez de sang-froid pour expliquer au chef de gare ahuri et etonne que le roi avait change ses plans.
Le train arriva. Nous montames dans un compartiment de premiere classe, ou Sapt continua a me donner ses instructions.
Je regardai a ma montre – la montre du roi, bien entendu -: il etait alors huit heures.
«Croyez-vous qu’ils soient venus nous chercher? fis-je.
– Dieu veuille qu’ils ne trouvent pas le roi!» dit Fritz avec inquietude.
Cette fois, ce fut au tour de Sapt de lever les epaules. Le train etait un train rapide. A neuf heures et demie, regardant par la portiere, j’apercus les tours et les clochers d’une grande ville.
«Votre capitale, Sire», ricana le vieux Sapt en faisant un geste de la main; puis, se penchant vers moi, il posa son doigt sur mon pouls.
«Un peu vif! fit-il, de son ton grondeur.
– Eh! je ne suis pas en pierre! m’exclamai-je.
– Vous le deviendrez, ajouta-t-il avec un signe de tete. Pour Fritz, nous dirons qu’il a un acces de lievre. Eh! Fritz, mon garcon, buvez donc un coup a votre gourde, au nom du ciel!»
Fritz fit comme on le lui disait.
«Nous sommes en avance d’une heure, reprit Sapt; nous allons envoyer prevenir de l’arrivee de Votre Majeste; car il n’y aura encore personne a la gare. Pendant ce temps-la…
– … Pendant ce temps-la, le roi veut etre pendu s’il ne trouve pas moyen de dejeuner.»
Le vieux Sapt etouffa un rire et tendit sa main.
«Il n’y a pas un pouce de vous qui ne soit Elphberg», dit-il. Alors il s’arreta et, nous devisageant, il ajouta tranquillement: «Dieu fasse que nous soyons encore en vie ce soir!
– Amen!» repondit Tarlenheim.
Le train s’arreta; Fritz et Sapt s’elancerent et, chapeau bas, se tinrent de chaque cote de la portiere, pendant que je descendais.
J’avais la gorge serree; j’eusse ete incapable de prononcer une seule parole. Toutefois, j’affermis mon casque sur ma tete, et, – je n’ai aucune honte a l’avouer – apres avoir adresse au ciel une courte priere, je m’elancai sur le quai de la gare de Strelsau.
Une minute plus tard, tout etait sens dessus dessous. Ceux-ci se precipitaient tete nue, ceux-la disparaissaient apres m’avoir salue. L’agitation regnait partout: dans les casernes, a la cathedrale, chez le duc Michel. Comme j’avalais, au buffet, les dernieres gouttes de mon cafe, les cloches de la ville se mirent a sonner, et la fanfare d’une musique militaire, les cris et les vivats de la foule arriverent jusqu’a moi.
Le roi Rodolphe etait dans sa bonne ville de Strelsau! On entendait les cris de: «Vive le roi!»
La vieille moustache grise de Sapt se tordit: il souriait. «Que Dieu les protege l’un et l’autre! me souffla-t-il a l’oreille. Courage, mon enfant!»
Et je sentis sa main qui pressait mon genou.
V Ma premiere journee royale
Escorte de Fritz von Tarlenheim et du colonel Sapt, qui ne me quittait pas plus que mon ombre, je sortis du buffet et m’avancai sur le quai. J’avais eu soin, derniere precaution, de m’assurer que mon revolver etait a portee de ma main, et que mon epee jouait librement dans le fourreau.
Un groupe de jeunes officiers et les plus hauts dignitaires du royaume m’attendaient. A leur tete etait un grand vieillard, la poitrine chamarree de decorations, l’air d’un vieux militaire. Il portait le grand cordon, jaune et rouge, de la Rose Rouge de Ruritanie, qui, par parenthese, ornait ma tres indigne personne.
«Le marechal Strakencz», me souffla Sapt a l’oreille. Je sus ainsi que j’etais en presence du plus illustre veteran de l’armee ruritanienne.