«Quand on devient vieux, on apprend a croire a la Providence. C’est la Providence qui vous a amene ici, jeune homme; c’est elle qui vous envoie aujourd’hui a Strelsau.»
Je me rejetai en arriere.
«Grand Dieu!» murmurai-je.
Fritz releva la tete. Ses yeux brillaient; ils oscillaient entre la surprise et la joie.
«Impossible, repris-je: on me reconnaitrait.
– C’est une chance a courir. De l’autre cote, c’est la certitude, reprit Sapt. Je gage qu’une fois rase, personne ne vous reconnaitra. Auriez-vous peur?
– Monsieur!
– Allons, mon ami, voyons! Mais sachez bien que c’est votre vie que vous risquez, jeune homme, votre vie, la mienne et celle de Fritz. D’autre part, si vous refusez, le duc Noir sera ce soir sur le trone, et le roi au fond d’un cachot… ou d’un tombeau.
– Le roi ne me pardonnera jamais!…
– Sommes-nous des femmes?… Que nous importe son pardon?»
Le balancier de la pendule oscilla a droite, puis a gauche, cinquante, soixante, soixante-dix fois pendant que je deliberais en moi-meme. Sans doute, alors, quelque expression de mon visage trahit ma pensee intime, car Sapt me saisit la main, en criant:
«Vous irez!
– Oui, j’irai, fis-je, en jetant un regard sur le roi, toujours etendu a terre.
– Cette nuit, reprit Sapt a voix basse, apres le couronnement, le roi doit coucher au palais. Des que nous serons seuls, nous monterons a cheval, vous et moi; Fritz restera au palais pour garder la chambre du roi. Nous reviendrons ici au galop. Le roi sera pret, Joseph l’aura averti, et, pendant qu’il rentrera a Strelsau avec moi, vous gagnerez la frontiere comme si vous aviez le diable a vos trousses.»
La combinaison etait simple; je la saisis a l’instant meme et fis de la tete un signe d’assentiment.
«Risquez la partie, dit Fritz, dont le visage refletait le desespoir.
– Si je ne suis pas demasque! fis-je.
– Si nous sommes demasques, s’exclama Sapt, que le ciel m’aide! j’expedierai le duc Noir sous terre avant que d’y aller moi-meme!… Asseyez-vous la, mon garcon!»
Il s’elanca hors de la chambre en appelant: «Joseph! Joseph!» Trois minutes plus tard, il etait de retour avec Joseph. Ce dernier portait un pot d’eau chaude, du savon et des rasoirs. Il tremblait de tous ses membres pendant que Sapt le mettait au courant de la situation et lui ordonnait de me raser.
Tout a coup, Fritz s’ecria en se frappant sur la cuisse:
«Et la garde qui va venir!
– Nous ne l’attendrons pas. Rien de plus facile que d’aller a cheval jusqu’a Hafbau et de prendre le train. Quand la garde arrivera, on trouvera l’oiseau envole.
– Et le roi?
– Le roi, nous l’enfermerons dans la cave au vin. Je vais l’y porter sur l’heure.
– Et si on le decouvre?
– On ne le decouvrira pas. Comment voudriez-vous qu’on le trouvat? Joseph les econduira.
– Mais…» Sapt frappa du pied.
«En voila assez! hurla-t-il. Vive Dieu! je sais mieux que personne le risque que nous courons. Et, apres tout, si on le trouve, que diable! ce ne sera pas pis pour lui que de ne pas etre couronne aujourd’hui a Strelsau!»
Ce disant, il ouvrit la porte toute grande, et, se baissant avec une vigueur dont je ne l’aurais jamais cru capable, il prit le roi dans ses bras.
A ce moment, la vieille femme, la mere du garde Jean, se tenait sur la porte. Pendant un moment elle ne bougea point, mais elle se retourna, sans un signe de surprise, puis disparut.
«Est-ce qu’elle a entendu? demanda Fritz.
– Je lui fermerai bien la bouche!» gronda Sapt. Et il emporta le roi.
Quant a moi, assis dans un fauteuil, je m’abandonnai a ma destinee et aux mains de Joseph, qui frotta, gratta jusqu’a ce que toute trace de mes moustaches et de ma barbe eut disparu et que je fusse rase d’aussi pres que le roi. Lorsque Fritz me vit, il poussa un grand soupir de soulagement.
«Par Dieu! s’ecria-t-il, je commence a croire que nous reussirons.»
Il etait six heures sonnees, nous n’avions pas de temps a perdre. Sapt me poussa dans la chambre du roi, ou je revetis un uniforme de colonel de la garde. Tandis que je passai les bottes du roi, je trouvai le temps de demander a Sapt ce qu’il avait fait de la vieille femme.
«Elle a jure qu’elle n’avait rien entendu, dit-il, mais, par mesure de precaution, je lui ai ligote les bras et les jambes et noue un mouchoir sur sa bouche, puis je l’ai enfermee dans sa cave, dans le cellier a cote de celui ou est le roi. Joseph s’occupera de tous les deux.»
A ces mots, je ne pus m’empecher de rire et le vieux Sapt lui-meme sourit en grimacant.
«J’imagine, dis-je, que lorsque Joseph leur dira que le roi est parti, ils penseront que nous avons flaire le piege. Le duc Noir, croyez-le bien, s’attend a ne pas voir le roi aujourd’hui a Strelsau.»