desespoir, fretillant qu'il etait de m'accompagner.

Meme si tu me prends pour un fumaga et que tu ne partages pas ma facon d'eduquer mon mouflet, reconnais que ce ne serait pas sain de l'embarquer dans cette enquete dont il est le principal suspect ? T'es pas d'accord ? Et bien va te faire dorer l'?il de bronze.

Chapitre Troie

(influence par mon arrivee dans la Rome antique)

Un taxi me depose devant l'hotel Ingrid apres m'avoir arnaque de vingt mille lires, ce qui n'est finalement pas grave, vu que la difference entre une lire et un franc, c'est un franc.

Limoncello ? Tu connais le limoncello ? C'est une liqueur suave, merveilleusement citronnee, qu'on elabore du cote d'Amalfi, et uniquement la, a l'ombre du Vesuve et face a l'ile de Capri. Le Vesuve, ca te dit queque chose dans ta p'tite tete de blaireau ? Pompei, la ville morte sous les cendres de cet impitoyable volcan. Deux mille ans de platritude et d'oubli. Et Capri ? La branlette infinie…

J'avale d'une seule gorgee ce nectar de citron et brandis mon verre en direction du patron. Dans toutes les langues, meme en rital, ce geste signifie : la meme chose ! Et en effet, le zigue se ramene avec un nouveau limoncello embue a souhait.

Le Chalet Pantarolli est une espece de guinguette plantee sur une esplanade ombragee, courant sur plusieurs centaines de metres le long de la via Flaminia, depuis la viale Tiziano jusqu'a la Piazza del Popolo qui marque le debut de la Rome antique. Une tonnelle couverte de glycine, quelques tables bancales nappees de toile ciree a carreaux bleu et blanc, un patron a la barbe fleurie virevoltant avec son plateau a la main, un mot d'accueil a la bouche pour chacun.

Un tramway desuet et ferraillant passe devant la terrasse du Chalet. J'adore ces pays ou tu peux prendre un pot dehors, le soir, meme au mois de novembre. Tu ne quittes pas ton Damart, mais ca change de nos frimas.

Peu de clients pour l'instant car il n'est que huit plombes et les Romains vivent tard. Moins que les Espingos, champions du monde en la matiere, mais nettement plus que les habitants de Saint-Cucufa-les-Olivettes et que les Parisiens. Je ne sais pas si tu as remarque, mais notre capitale, passe dix heures du soir, ressemble a une sous-prefecture de la Meurthe-et-Durance. Les cines et les restaus se vident, les bistrots empilent les chaises sur les tables et les chauffeurs de bus enfilent leur gilet pare-balles. A Pantruche, la nuit est livree aux truands, aux poivrots, aux tapins et aux marginaux de tout poil. Alors que dans les pays de soleil, la noye appartient aux familles. A Seville ou a Rome, il est normal d'emmener son marmot au restaurant sur les couilles de minuit.

La clientele du Chalet Pantarolli se compose pour l'heure d'un couple d'amoureux qui se gruge la menteuse en se louchant de bonheur dans la prunelle. A l'autre bout de la tonnelle, deux vieux Ritaux se torchonnent au vin blanc tiede en picorant des trucs fameux pour leur cholesterol, genre frites spongieuses et omelette aux lardons. L'un, gros, avec une moustache si noire qu'on la croirait passee au cirage, l'autre, maigre, voute, dote d'un pif en bec de vautour. Les Laurello et Arditti du quartier.

A une autre table, quatre jeunes mulatres jouent aux dominos en faisant claquer fort leurs pions sur la table et vibrer les innombrables cannettes de biere qui l'encombrent. Tiens, une question que je serais heureux de te poser. Pour toi, un mec moitie blanc, half black, c'est un Noir avec du sang blanc ou un Blanc avec du sang noir ?

Je hele le taulier pour commander mon troisieme limoncello. Il se preblaze Gabriele, c'est brode sur une espece de calot rouge sang qui lui coiffe le dome. Bonnet militaire que les Ritals devaient porter pour debarquer en Abyssinie pensant effrayer l'autochtone. Decidement, cette affaire est placee sous le signe du couvre-chef : cet etrange calot, la fatidique casquette d'Antoine oubliee sur les lieux du crime et le bonnet andin de l'enigmatique Pablo (ou Paco).

Je suis sur le point d'interroger le patron du troquet a propos du Balafre lorsqu'une joyeuse troupe debarque dans l'estanco. Une douzaine de jeunots deboulant sur des scooters, moyen de locomotion favori des Romains depuis la Dolce Vita.

Je rengaine mon compliment car les arrivants sont tous des Sud-Americains. Je commande un melon au jambon a la place du limoncello prevu. Le moment n'est plus aux libations. J'observe l'armada qui s'egaille sous la tonnelle, rassemble trois tables et s'installe en braillant. Manifestement des habitues. Quatre femmes, trois enfants et six mecs, mais aucun des males ne porte de cicatrice sur la joue gauche. Ca jacasse moitie en italien, moitie en espagnol. Tres vite la biere coule a flots. Les instruments de musique se mettent en batterie. Un bandoneon, l'inevitable guitare et une flute andine, cet instrument asthmatique qui se joue en soufflant dans le tibia, le perone, le radius et le cubitus de ta grand-mere. Il s'en echappe des sonorites dechirantes a faire cracher un lama et fienter un condor. Ajoute a cela des voix rauques, nasillardes : un veritable concert. Je me laisse porter par la musique ambiante. J'oublie que le melon affiche un gout de courge et que le jambon n'a jamais connu Parme ni meme sa proche banlieue.

Aucun de ces Latinos n'a daigne remarquer ma presence. Sauf une fille ravissante aux traits fins, pommettes saillantes, coiffure de jais et ?il bride de meme pierre, qui bat des mains et ponctue le rythme avec ses jambes dorees, m'autorisant une vue intermittente sur un triangle d'un blanc immacule. Elle m'envoie des coups de sabord discrets derriere ses cils interminables.

Comment t'expliquer, a toi qui palis devant ta chef de service et debandes de trouille quand tu croises ta voisine de palier dans l'ascenseur ? Mais je sais que cette frangine est en train de mobiliser toute sa folliculine rien que pour ma pomme. Je dechante pourtant lorsque l'un des marmots, un garconnet de trois ans, vient s'installer sur ses genoux, me privant des avantages visuels suce-mentionnes. L'ambiance s'echauffe rapidement. Les chants deviennent de plus en plus rythmes. Une fille svelte comme un pot de saindoux grimpe sur une table et danse en soulevant sa jupaille d'un seul cote, devoilant un cuissot plisse mais ferme, facon jambon de Bayonne.

Ballotte par l'atmosphere de ce lieu imprevisible, j'en oublie presque la raison de ce voyage a Rome, le meurtre sordide de Melanie Godemiche, la situation catastrophique de mon Antoine et meme la piste du Peruvien balafre.

Figure-toi que justement, comme dans une piece pour theatre de patronage, a peine ai-je evoque ce type qu'il surgit de l'ombre, debarquant a l'arriere du bistrot cote jardin public. La cicatrice tres profonde de sa joue gauche lui confere a la fois un certain charme et une allure terrifiante, idem mon vieux Robert dans la Marquise des Anges.

— Salve, Paco ! lui lance le taulier.

Le type rejoint le groupe de ses amis et va s'asseoir pres de la fille qui me faisait de l'?il avec son slip. Il prend le gamin sur ses genoux et l'embrasse sur le front. La gonzesse en profite pour me rappeler que sa culotte est toujours la, un petit peu plus humide. Est-ce la femme du Balafre ? Probable. Et le gosse leur fils ?

J'observe Paco a la derobee. Crois-moi qu'il n'a pas mis longtemps a me reperer, lui. J'ignore encore quelle est son existence, mais il a le comportement d'un fauve soucieux de depister ses proies et de se gaffer des predateurs. Et moi, etranger dans son univers familier, baraque et seulabre, je fais tache. Les remugles flicards puent vite au naze des loustics de son espece.

Il depose le gamin a terre en lui recommandant d'aller jouer. Il se penche vers la femme et lui chuchote un truc a l'oreille. Pas besoin d'avoir fait trois ans de psycho pour deviner qu'il est question de moi. D'ailleurs la mome ne peut s'empecher d'un bref regard dans ma direction. Elle hausse les epaules et allume une cigarette. Paco se decontracte un brin mais pas suffisamment pour se mettre a l'unisson de ses compatriotes qui frappent « la palma » en chantant a tue-tete.

En pareille situation, n'importe quel flic te le dira, il n'y a que deux solutions. Soit je bigophone demain au commissaire Roykeau pour qu'il reclame au juge d'instruction une commission rogatoire priant mes collegues italiens d'interpeller Paco, soit je me demerde tout seul. Tu connais mon aversion pour la paperasse. C'est donc la seconde methode que je choisis. Seulement il s'agit de ne pas moisir dans le secteur et de me faire oublier au plus vite du Balafre. Je cigle mon orgie, demande a Gabriele de me rememorer le chemin de l'hotel, me leve sans jeter un ?il du cote du Peruvien.

Qu'a ce moment le destin, ce mariolle avec lequel je flirte depuis si longtemps, chamboule mes projets. Vu

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