intelligent qu’un intellectuel mort. Voila le drame de l’humanite. On n’arrive pas a s’habituer a cette loi. On essaie de la contourner. On met des fleurs et des poils autour pour la rendre plus presentable. Elle demeure execrable a fond. Intolerable ! Visqueuse ! Debectante ! Et dans Match, ils te montrent la vie avant la naissance ! La ronde des petits f?tus dans le sein a maman ! Bien peinards, sucant leur pouce inaccompli… Les yeux pas finis, les pinceaux pas encore conformes ; et deja miserables, deja en route pour la mort ; en position de saut du parachutiste s’appretant a plonger dans le neant ! Instants derisoires, promis a l’engloutissement avant meme que de s’etre constitues. Moi, je refuse. Tout net. A Dieu ne deplaise ! Je crie pas d’accord avec la realite, mes fieux ! Pas d’accord avec le systeme merdatoire. Nos destins de cuvettes de chiottes, j’en veux pas ! Fallait pas qu’il nous laisse la possibilite de gamberger le chef-Barbouze. Fallait qu’il (pardon, qu’Il, v’la que j’oubliais SA majuscule) nous maintienne a l’etat de roseau non-pensant. En autorisant la gamberge il a cree son opposition. Ou alors, c’est pour faire le Malin, non ? Laisser de la corde a la chevre pour qu’un instant, sur quelques centimetres, elle se croie libre. Et puis crac ! T’en va pas, fillette ! Reste avec nous ! Franchement je refuse. Je subis, mais je refuse ! L’essentiel, c’est de refuser, croyez-moi. Pour son confort spirituel…
Revenons a notre poulet… Piedegarenne lui fait installer un panier dans une chambre a deux lits pourvue de tous les perfectionnements cliniques. Y a l’oxygene sur l’evier ! On lui fait du goutte-a-goutte, a Mongeneral. Le chirurgien s’est pique au jeu ; il tient absolument a le sauver, ce grand accidente de la Berthe. Il va tout mettre en ?uvre pour rattraper le coquicide de Mme Beru, Piedegarenne, tout ! Une infirmiere diplomee d’Etretat s’installe a son chevet, la seringue paree pour des tonicardiaques d’urgence. Une qui a tout suivi, tout vecu, c’est Laurentine. La gravite de la situation l’a comme petrifiee. Elle serre les levres, pince le naze, darde les yeux… Vigilante ! Un petit chapelet a la sauvette, mine de rien pour garder le contact…
Quand tout est fini, qu’on l’eponge, qu’on se sent moite et mou et vanne et brise, elle murmure :
— Je reste a son chevet. Desormais je ne le quitterai plus. Fasse le Ciel qu’il en rechappe, car sinon je demanderai la saisie-arret de tes appointements, Alexandre-Benoit.
Le Gros ? Un juste ! Le dernier des justes, a combustion lente ! Il admet que sa responsabilite civile est engagee. Il est responsable des actes de sa femme. Il en subira les consequences. Il a eu le temps de reflechir pendant la delicate operation. Un retour sur lui-meme, en somme ! Notez qu’il n’etait pas parti bien loin, le cher homme.
Nous retournons chez lui. Il fait froid et gris, soudain. Paris se recroqueville ; malgre les coups de chiffon de Malraux, il a sa bouille pas fraiche des apres-midi d’hiver, quand y a de la boue a tous les etages.
— J’abuse de ton temps, mondanise brusquement le Gros. Voila deux jours que tu me pilotes, Gars…
— T’inquiete pas, ca me distrait. On joue relache cote boulot et j’ai une gonzesse a oublier.
— Elle t’a fait de l’arnaque ?
— Au contraire, elle me plait trop, Gros, ca risque de devenir dangereux, vaut mieux que je prenne la tangente…
— Qui t’est-ce ? questionne avec avidite l’indiscret.
— Une petite Madame bien sous tous les rapports, et particulierement sous les rapports sexuels. J’ai peur d’y prendre gout, camarade. Comme elle est libre, ca peut se terminer a la mairie, cette plaisanterie.
— Pourquoi tu te marierais pas ? suggere le Radieux.
— Question de vocation, reponds-je. J’ai trop besoin de renouveler le cheptel pour me consacrer a une seule Meme.
Il hausse les epaules.
— C’est une question de planninge, Gars. Moi, malgre ma Berthe qu’est assez accaparante, je m’arrange pour employer de la main-d’?uvre etrangere. On s’organise et voila tout ! Crois-moi : y te faut un moyeu pour tourner rond. Une legitime, c’est comme qui dirait un regulateur. Quand t’auras du carat et que ta moman ne sera plus la, qui t’est-ce qui te preparera tes pilules et t’amidonnera tes limaces, Mec ?
— Oh, ecrase, m’emporte-je, j’aime pas ce genre d’evocation, Gros !
Il se renfrogne. Un ange passe a tire d’aileron. On avance doucement dans la gadoue… Le bide a Beru emet des borborygmes troublants ; il crie famine, le malheureux… Des appels au secours, pathetiques ! La grosse clameur de la croque ! Il veut du pain !
On arrive chez le Mastar, bien decides a piller son frigo. Manque de bol, personne ne repond a notre coup de sonnette et le Gros a oublie ses cles. Comme il est, depuis plusieurs millenaires deja, brouille avec sa pipelette, il me charge d’aller consulter icelle. La dame me repond que cette grosse salope de mere Berurier est partie avec des amies, et elle preconise que Berthe aille se faire foutre, ce qui n’est pas a priori un mauvais conseil.
— Casse la tienne[9], tranche Beru lorsque je lui rapporte la chose, on va aller jaffer chez mon pote le bougnat d’en bas. Si par miracle ca serait son jour de gras-double, je te promets des delices qui vont t’ensorceler le palais !
Heureusement pour mon estomac, ca n’est pas le jour de gras-double de M. Agenor Pompidoche. Il fait dans le boudin-pommes-fruits aujourd’hui. Nonobstant l’heure inusitee, il consent a nous en servir… Nous boudinons donc d’une fourchette gaillarde. Le Gros affronte la situation avec un maximum de serenite. Il veut croire que, grace a l’intervention du professeur Piedegarenne, Mongeneral s’en tirera. Un souci pourtant continue de le hanter : les plumes du volatile. Il veut savoir si elles repousseront. Le bougnat est categorique : les grosses plumes de la queue ne repoussent pas, jamais. Il a deja effeuille des croupions, dans sa jeunesse, maniere de plaisanter avec la basse-cour. Il se rappelle, entre autres, un coq vachement gueulard, Pompidoche. Un grand, style pointe de clocher ou maillot de rugbyman francais, bien altier. Ce foutu gallinace le reveillait aux aurores vu que sa chambre etait contigue au poulailler. Un matin, il s’est leve, le bougnat. Il a pris un sac a pommes de terre et il est alle au poulaga’s palace. Vlan ! Il coiffe le tenor. Juste son panache bleu-vert depassait du sac. En moins de deux il l’a rendue chauve du dargif, l’horloge parlante de la ferme. Et puis il est retourne se zoner, mine de rien. Le lendemain, ses vieux ont cru a une viree du renard… Le coq ressemblait a une outarde. Il etait vachement melancolique, sans son panache de saint-cyrien. Il avait beau trainer de l’aile devant les poules pour leur proposer ses hommages, mesdames les cocottes l’envoyaient chez Plumeau (o ironie). Elles voulaient plus se farcir ce delabre du casoar. Comme quoi, chez les volailles, c’est bien comme chez les gens : c’est l’habit qui fait le moine ! Le coq, il a attendu que ses plumes repoussent, mais des clous ! Imberbe definitif de l’as de pique, il etait ! Alors il est devenu neurasthenique. Il a cesse de chanter. Il bouffait mal. Tant et si bien que les parents Pompidoche ont fini par le faire en pot-au-feu. Tout ca a cause d’une poignee de plumes arrachees.
Ca rend Berurier perplexe, ce recit. Il dit que jamais ils ne palperont l’heritage dans de telles conditions. Le toubib charge de l’expertise ne signera pas le permis d’inhumer ! Et c’est la commune qui heritera du claque a Prosper. Il en bave. Dans le fond, ca ne lui deplaisait pas de se trouver coproprietaire d’un clande. Il se voyait deja regnant sur ces dames, receptionnant et experimentant les nouvelles recrues…
— Comment ! l’endigue-je, toi, un flic, et un flic emerite, envisager d’etre bordelier ?
— J’eusse donne ma demission, ennoblise le Gros. M’est avis que ca doit carmer fort, une turne d’abattage comme la notre ! A propos, faudrait que nous allions causer de l’air du pays a ce Laurenzi…
— J’allais te le suggerer, retorque-je.
Il finit le plat et murmure :
— Je connais un pedicure japonais tout ce qu’il y a de bien…
— Tu as des cors ?
— J’en eusse, mais grace a lui j’ai maintenant les pinceaux qui peuvent marcher la tete haute. Tu verrais mes nougats, San-A., ceux du bebe de Cadum sont moins appetissants. Mais c’est pas a ce propos que je parle du pedicure ; je me dis que, japonais comme je le connais, ce petit bougre est peut-etre fichu de regreffer la plumasse de Mongeneral. Les Japonais, ils sont jaunes, je te l’accorde, mais pour la technique ils craignent personne. Des mecs qui te fabriquent un transistor dans un bouton de braguette, ca doit leur etre un jeu d’enfant de replanter des plumes dans le fion d’un poulet, non ?
Les deductions du Gros sont toujours lisses comme des oursins. On se demande dans quel obscur labyrinthe erre sa pensee.
— Tu pourras toujours essayer, approuve-je.
La rue de Buzenval est une rue en pente, qui monte quand on la prend par le bas et qui descend — fortement meme — quand on l’emprunte par le haut. Nous decidons de la monter.
Jerome Laurenzi habite une somptueuse villa coincee entre des immeubles neufs. C’est grand, c’est blanc, c’est vitre, y a des pelouses, une piscine (gelee pour l’instant) et un portique pour l’entretien de sa forme.
On sonne et un vieux larbin vient deboucler. Il est maigrichon, creux comme un saule, et il a la bouille grise