et d’autres encore : des blondes, des brunes… Elles vieillissaient du meme pas que les clients. L’annee que j’ai eu quatorze piges, Marcelle a tique. « Tu fais plus vieux que ton age, mon gars. Ca doit te tracasser, l’amour, non ? ». Ca me tracassait moderement vu que je m’embourbais deja la couturiere de maman, et puis la femme du boucher. Mais j’avais besoin de lui inspirer des compassions a cette fille. Navrante comme elle etait, on pouvait pas lui etaler son bien-etre. J’ai chique au tourmente. Je lui ai bonni des grosses salades comme quoi j’y tenais plus dans mon calcif et que je me portais Monsieur Popaul a l’incandescence. Ca l’a remuee. Elle est allee mater a la lourde, puis elle m’a dit, de sa belle voix de s?ur de charite :

— Ecoute, mon gars, c’est interdit par le reglement vu que tu es mineur, mais je vais en douce te faire un petit accommodement. Seulement, faudra le repeter a personne, tu me jures ?

J’ai jure sans conviction. Elle me prenait salement au depourvu car je m’imaginais pas en train d’escalader ce tas d’horreurs. Heureusement elle m’a fait un travail artisanal. C’etait la premiere fois qu’on me travaillait dans la racine de bruyere. Chez nous, au village, meme les luronnes petroleuses, elles ignoraient les delicatesses accessoires. Avec elles c’etait le tunnel, tout de suite, sans escales. Du coup, cette mochetee de Marcelle est devenue pour moi la fee Marjolaine. J’ai oublie son compteur a gaz, sa bouille pleine de petits trous et ses guibolles en pieds de chevalet. Un vrai feu d’artifice, je te garantis. Ah ! il etait revolu l’age du biscuit. Je comprenais le percepteur qui restait client fidele. Si elle lui bricolait des apotheoses pareilles, ca n’avait rien de surprenant ! Une technique aussi poussee, fallait etre intellectuel pour apprecier. Des nanas qui se gargarisent a l’eau chaude avant de t’eponger, methode chinoise, tu peux chercher longtemps avant d’en trouver.

Beru s’essuie le front d’un revers de coude.

— Quand j’ai ete plus grand, je suis alle chez Ninette en client, avec les autres. Je m’ai paye ses marchandes de prouesses : Mireille, Lea, Dorothee… Mais, chaque fois, j’avais la nostalgie de Marcelle la boscotte. Aucune autre ne me collait des sensations aussi rares. Par orgueil, j’osais plus la choisir, Marcelle, quand on debarquait rue des Blancs-Lapins. Elle me souriait gentiment, mais sans espoir. Elle savait que desormais j’etais tributaire de ma dignite. Que les autres se seraient foutus de moi si je lui avais jete le devolu dessus. Elle comprenait la vie, Marcelle. Une sainte, je te repete, dans son genre…

Il se tait en me voyant sursauter.

— Quoi t’est-ce qu’il t’arrive, San-A. ?

Je viens de faire une image fixe sur l’avant-derniere page de l’album.

— Regarde cette photo, Gros ! Ca ne te dit rien ?

Il s’extrait de ses evocations pour se consacrer a l’image que je lui propose. Celle-ci represente une splendide creature aux cheveux couleur de lin, a la peau bronzee, au regard pervenche. Les yeux ont une douceur sauvage. Ca tient a leur bizarre fixite. Cette fille semble vous regarder au-dela de vous-meme. Il y a dans toute sa personne quelque chose d’extremement medite, de determine aussi…

— Belle mome, convient le Mastar, mais pas mon genre ; trop romantiqueuse pour moi, San-A. Au plus que je prends de la boutanche, au plus que je donne dans le realiste.

— Tu ne la reconnais pas ?

Il sourcille.

— Bouge pas, en effet, ca me rappelle vaguement quequ’un.

— La blonde qui se taillait de chez ton oncle, en manteau d’hermine, hier soir ?

— Foutredieu ! s’exclame l’Henorme. C’est ma foi vrai. Alors ca serait une especialiste, cette beaute ?

— J’en ai l’impression.

Je ligote sa notice biographique. Elle indique :

« Hildegarde, 28 ans. Allemande extremement lascive. Tatouage au flanc gauche representant initialement une croix gammee recemment retouchee (bouquet de fleurs). Specialiste du fouet. »

Drole de pedigree, non ?

J’arrache la page consacree a Fraulein Hildegarde et je la plie en deux pour la carrer dans ma fouille.

— On vient de faire un serieux pas en avant, Gros, assure-je. Il ne nous reste plus qu’a tuber a la P.J. pour qu’ils se depatouillent avec l’assassinat de Jerome Laurenzi.

3

LE DERAILLEMENT DU TRAIN FANTOME !

Linaussier, mon collegue des M?urs, est un type douloureux qui porte toujours un gilet noir et une cravate grise. Il est propre comme un vieux billet de mille balles et se caracterise par ses chaussures eculees. La godasse, chez lui, c’est quelque chose de si delicat qu’il n’en change que tous les vingt-cinq ans. Une paire de pompes lui fait le quart de siecle, a Linaussier. Quand il entre chez Andre, c’est pas pour un achat, c’est pour un mariage. Il blesse des nougats, faut le comprendre. Le saton fragile, de naissance. Quand il se chausse, c’est comme un cosmonaute qui penetre dans sa capsule. C’est hautement scientifique comme operation, et d’une precision extreme. Il lui faut une corne speciale, du talc, la main-d’?uvre etrangere… Il est oblige de s’asseoir, de se mettre un concerto de Brahms pour s’adoucir le systeme nerveux, se velouter la patience, s’affuter le stoicisme…

Il geint, il pousse, il rougeoie, Linaussier. Il se fait frictionner les orteils pour l’emballage sous cuir. Faut lui lisser la socquette, lui oindre les durillons, lui masser les tendons, lui decontracter les muscles, le vaseliner, aussi, parfois quand le temps veut changer. Ses pompes, il les habite, positivement. C’est son logement, son caveau de famille, ses sarcophages a nougats. On les lui ressemelle jusqu’a ce qu’elles s’effilochent, tombent en poudre. A la fin, y a plus que l’epaisseur du cirage. C’est devenu papyrus ! Friable ! Arachneen ! Un souvenir de pompes, qui baille, qui delabre, qui coule, qui s’emiette, qui se repand, qui s’en va, qui disparait, qui se dechaussure, qui n’est plus que lacets…

Sa croix, en somme. Son calice ! Il est double, douloureux, tragique. C’est une entrave. Il marche comme dans un marecage, les yeux rives a ses godasses, attentif, anxieux, fixant les craquelures, detectant les nouvelles voies d’eau.

Un martyr, Linaussier ! Il arpente la vie comme sur des moignons. Un Pompeien fuyant la lave devastatrice sur des troncons de pied ! Des fois il marche sur le cote des pinceaux, les semelles s’opposant comme pour une immense ferveur du panard. D’autres fois, c’est sur la pointe des arpions qu’il deambule, vieux petit rat d’un opera de quat’ sous a trois balles ! On l’a vu arquer sur les talons, comme un qui s’essaierait au ski nautique sans skis. Toutes les manieres de se deplacer avec deux pieds, il les a eprouvees, risquees, tentees. Sa demarche est devenue funambulesque. On peut pas reconnaitre son pas dans l’escalier car il ne gravit jamais les degres deux fois de la meme maniere. Il a des trucs, des astuces. Il pivote, ou bien sautille, ou encore unijambise car ses targettes sont pas forcement a l’unisson de la souffrance. Y en a toujours une qui debloque davantage que l’autre. C’est un duel pied droit-pied gauche. A celui qui jouera au plus abominable… A celui qui fuira l’autre. Le drame, c’est ca : un farouche antagonisme entre ses deux pieds. Ils ne seront d’accord que lorsqu’ils formeront la fleche dans son cercueil.

Linaussier s’apprete a quitter son bureau lorsque je fais irruption. Il vient de degager ses tatanes des coussins de duvet sur lesquels il les depose pendant ses sejours a la Grande Casba. Il fait ses premiers pas. Ca saisit comme les premiers pas d’un bebe. On attend le miracle, on doute, on redoute ! On est pret a intervenir, a le cueillir, a l’agripper, a le sauver in extremis. On craint le pire : la chute, la fracture… Et puis non, le pied droit depasse le gauche, le gauche redouble le droit, l’equilibre est maintenu, la situation retablie une fois encore, la derniere peut-etre ?

— Tiens ! voila le joli c?ur, grince-t-il en exhalant un soupir.

On s’en agite une dizaine.

— Ca fait un blaud que je ne t’ai vu, San-A., toujours le bourreau des c?urs a prendre ?

— De plus en plus, Linau ; maintenant je ne peux plus sortir sans une provision de cardiorythmine pour soutenir les battants defaillants !

Il grimace un sourire envieux. Il a une bouille pas tres fraiche : grosses levres, nez epate, yeux mites, etiquettes en anses de cruche. De la couperose, des ennuis familiaux. Un gamin qui a une guitare fanee, une megere qui lui fait passer ses vacances dans une ville d’eaux pourrie et qui l’oblige a rester pres d’elle pendant

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