— De moi !

— T’as ete veuve a quel age, M’man ?

— J’avais trente-deux ans.

— Mince ! c’est jeune.

— Oh oui, tres jeune, soupire Felicie.

Elle s’etonne qu’on cause de ca. C’est un sujet auquel on ne touche jamais. La memoire de Papa, elle est dans celle de ma mere. Des memoires gigognes ! Je la lui laisse.

— T’as jamais ete tentee de te remarier, M’man ?

— Non, jamais…

— A cause de moi ?

— Non, a cause de lui, repond-elle loyalement…

Vous me croirez si vous voulez, mais il n’y a pas une seule photo de mon dabe sur les murs. Elle a jamais eu le chagrin ostentatoire, Felicie, jamais… Pas d’iconographie pour glorifier sa douleur.

— Tu l’aimais tant que ca ?

— Oui.

— Pourtant, excuse-moi, t’as du avoir besoin d’un homme. La nature c’est la nature, quoi !

Marrant que je la fasse rougir. Elle mord dans son toast emperle de saumon.

— Tu sais, mon grand, l’amour, ca s’oublie. Il n’y a que ceux qui le font qui y pensent…

— Mais pourquoi ce sacrifice ?

— Ca n’etait pas un sacrifice, Antoine. Je n’ai pas epouse ton pere pour la duree de sa vie, mais pour la duree de la mienne !

Bon Dieu, ce qu’elle me dit, c’est comme de la musique. Ca me fait drole, et chaud… Du bien et du mal a la fois. Je me leve pour aller l’embrasser. Je m’apercois que, grace a elle, mon vieux n’est pas tout a fait mort. Il a continue en sourdine. On n’a jamais chasse son ombre du logis, alors elle s’est installee pres de nous comme ces chats perdus qui finissent par se hasarder. Et pourtant, c’est effarouchable, une ombre, ca ne se plait pas n’importe ou. Cela me fait un drole d’effet de me sentir encore un pere. Pourquoi n’avais-je pas pige plus tot ? Je me contentais de jouir de cette presence imponderable sans la realiser…

— Ecoute, M’man, puisqu’on batifole dans l’intime, je vais te poser une question qui me ronge egoistement depuis longtemps. En fin de compte, tu es la seule a pouvoir y repondre…

Elle me regarde. Ses yeux sont clairs, gris-bleu, avec comme un serti noir autour de la prunelle et des bulles dorees tout au fond.

— Je sais ce que tu vas me demander, mon grand.

— T’es pas chiche ?

— Tu veux savoir ce qui se passera pour toi quand je disparaitrai, n’est-ce pas ?

J’en prends plein mon mouchoir !

— Oui, c’est ca.

Elle trempe ses levres dans son verre de vodka, fait la grimace et vide le contenu de son verre dans le mien.

— Je me proposais justement de t’en parler, mon petit.

Un temps… Elle joue, de la pointe de son couteau, avec un beau grain de saumon dodu et scintillant.

— Vois-tu, Antoine, il va falloir songer a te marier. L’homme n’est pas fait pour la solitude.

— Tu sais bien que je ne suis pas mariable, M’man. Une mere peut m’attendre des nuits, des semaines : pas une epouse !

— Tu lui feras des enfants. On n’a rien trouve de mieux pour resoudre ce genre de probleme. Seulement, tu ne devrais pas trop tarder ; note que je suis bien decidee a vivre tres longtemps encore, mais plus vite tu prendras d’autres habitudes, mieux ce sera.

Je hausse les epaules.

— Navre de te decevoir, M’man, mais je ne compte pas me marier.

Elle s’apprete a me deballer une nouvelle rafale d’arguments lorsque le bigophone se met a carillonner. Je vais decrocher. Tout de suite j’ai l’impression que mon appareil est en derangement car je ne percois qu’un bruit de canalisation engorgee. Ca bouillonne, ca crachote, ca clapote, ca gargouille, ca ronronne, ca deglutit, ca expansionne… Je repete plusieurs « allo !ponctues de points d’exclamations intraduisibles en francais et je m’apprete a raccrocher lorsqu’une voix miserable bredouille, comme on vide une bassine d’eau de vaisselle dans un caniveau :

— C’est toi, San-A. ?

Il me semble, fort confusement, reconnaitre l’organe visqueux et gargouilleur du Gros.

— Oui. Beru ?

— Ah, Mec, parle-moi-z’en pas ! Si tu saurais !

Dieu du ciel, mais le Mastar chiale a l’autre bout du fil ! Il suffoque. Il s’etouffe a force de sanglots.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Grosse Pomme, ton coq est canne ?

— Non, Berthe a ete kidnappee !

La nouvelle est avant tout cocasse. J’imagine B.B., roulee dans un drap et embarquee de facon romanesque dans une voiture aux stores baisses. C’est le genre de vision qui aurait plutot tendance a faire marrer un hepatique ! Ah, dites donc : la Gravosse dans le role du petit Lindbergh, je demande des precisions ! Il a son permis de grutier poids lourdingue, le ravisseur ! On alors ils s’y sont mis a quarante ! Ils ont employe des chevaux de trait ; des cables, la force electrique, l’hydraulique aussi, peut-etre ? On a installe une voie ferree volante ? Embauche une machine haut le pied ? Repondez, je demande a comprendre ! Je voudrais savoir, admettre, concevoir ! C’est mon droit, j’ai un cerveau a double hemisphere, bulbe rachidien et scissure de Silvius, moi ! Faut que j’en use. Il me demande des comptes.

— Renifle un bon coup, conseille-je au Gros, et tache de me sortir tes salades posement.

Il suit mon conseil, a cela pres que son reniflement est ponctue d’une vive expectoration.

— Tu te rappelles, San-A., quand t’est-ce qu’on est revenus de l’hosto, Berthe ne se trouvait plus a tome ?

— Ton honorable concierge a meme precise qu’elle etait partie avec des amies…

— Des clous. Ce soir, comme la pauvrette etait toujours pas rentree et que j’avais pas de cle, je suis ete requerir le serrurier du bout de ma rue. Il m’ouvre, je lui paie un verre vu que c’est une vieille connaissance de comptoir, et c’est alors que j’avise une lettre dactylographiee punaisee contre le mur de la cuisine. Je ligote la chose ci-jointe.

Il se racle le couloir et enchaine, retrouvant intacte sa belle et sobre voix d’analphabete. (C’est a la lecture d’un texte que l’inculture d’un individu est le plus probante.)

Si vous tenez a retrouver votre femme vivante, trouvez-vous a dix heures ce soir a la fete foraine de la porte de la Chapelle devant la baraque de la femme-canon.

A l’ecoute de ce texte je ne suis pas loin de me demander si ca n’est pas Berthe, la femme-canon ! Elle a des vaches disposes pour pulveriser les records, cette cherie !

— Ecoute, Pomme a l’huile, tranche-je, ton affaire m’a l’air d’etre un rude canular. Ca sent son poisson d’avril anticipe jusqu’a Saint-Cloud !

— Tu crois ? espere-t-il. Pourtant y a neanmoins du troublant dans ce circus…

— La disparition de ta petite medeme ? demande-je, en decidant que la B.B. s’est leve un nouveau gigolpince.

Car elle a une sante de fer et des dons de seductrice, la chere femme. C’est large comme la Tour de Londres et ca vous tombe des bonshommes en veux-tu en voila ! Parfois c’est a se demander ce qu’ils ont dans la tronche, les minets ! Dans la tronche et dans le kangourou a trois places ! Une deesse carrossee par Balmain les laissera froids et ils s’enticheront par contre d’une tarderie bien horrible, bourree de graisse et de fanons. C’est comme Beru, jadis, au claque de son chef-lieu avec la boscotte ! C’est mysterieux, les sens ! C’est pernicieux ! C’est deroutant ! C’est imprevisible !

— Oui, enchaine-t-il, coupant court a mes reflexions, je me suis rencarde a propos de la soi-disant amie dont avec laquelle Berthe aurait quitte le domicile conjugal…

— Alors ?

— La, tu vas etre sidere, Mec, car, crois-moi si tu voudras, mais son signalement correspond a celui de la

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