qu’elle ecluse sa flotte salvatrice… Il aime pas trop l’existence, Linaussier. Son reve, c’etait d’etre capitaine au long cours. Il se voyait dans les escales ensoleillees, sur le pont blanc d’un barlu, ou bien avec des colliers de fleurs au cou… Et puis, ses panards…
— T’as besoin de mes humbles services, superman ?
—
Je lui sors le cliche de miss Hildegarde.
— Tu dois connaitre ce ravissant sujet ?
Il prend la photo, l’approche de son deflecteur de bureau pour la visionner a loisir.
— Inconnue au bataillon des petasses, affirme-t-il en me la rendant, t’es sur que cette rosiere opere dans la prostitution ?
Je lui bonnis l’histoire de l’album. Il hoche la tete.
— Alors, il s’agit d’une nouvelle recrue, decide Linaussier. Ca devient coton de rester au courant dans ce milieu. Il a tellement change. Avant c’etait organise : une institution ! Ces dames etaient maquees a des jules repertories. On savait ou on allait. Du betail. Maintenant on se heurte de plus en plus a l’amateurisme. On assiste a une liberation de la tapineuse. Je sais pas si c’est son droit de vote qui lui fait ca, mais elle s’affranchit de plus en plus de la tutelle du mac, la pute d’aujourd’hui. Elle marne pour son compte. T’as des femmes mariees, croquignolettes bourgeoises, qui retapent pour s’accorder le superflu. Des etudiantes, beaucoup, pour payer leurs etudes. Les vraies morues sont en perdition, comme les baleines. Bientot faudra les parquer dans des reserves zoologiques, comme les flamants roses, pour en conserver l’echantillon.
— Comment pourrais-je me tuyauter a propos de cette cherie minette ?
Il reflechit.
— L’album dont tu parles a ete constitue par un organisme specialise. Qui comporte-t-il, comme autres denrees consommables ?
Je regrette de ne l’avoir pas apporte avec moi, mais ma memoire elephantesque me permet de lui virguler des blazes et de lui decrire des souris. Je lui raconte Myriam, la Mauresque, Fou-Zy, la Japonaise ; et puis d’autres, comme ca, a la volee. Alors il fait claquer ses doigts.
— Stop ! Je vois de qui il retourne. C’est le cheptel de Jerome Laurenzi, ca. Tu devrais questionner ce dernier, il creche rue de Buzenval…
— Pour le questionner, Linau, faudrait que je sois a la coule avec un ectoplasme, vu que Laurenzi est mort comme le diplodocus du British Museum. C’est justement chez lui que j’ai degauchi le catalogue en question. Je pensais qu’il lui avait ete soumis, mais selon toi, c’est au contraire lui qui l’a constitue ?
— Laurenzi mort ! s’etonne Linaussier, et de quoi ?
— Des oreillons, a son age, ca ne pardonne pas. Donc il etait impresario en putes, le beau Jerome ?
— Oh ! lui, il touchait un peu a tout, tu sais.
— Il possedait un clande, non ?
— Oui ! rue Legendre. Confortable etablissement gere par Mme Froufrou, recite mon collegue aux nougats endoloris. Tu devrais montrer la photo de ton Hildegarde a Froufrou, peut-etre que ca lui dira quelque chose ?
— Et si ca ne lui dit rien ?
Linaussier hoche la tete et ouvre un tiroir de son burlingue. Il en sort quelques feuillets roneotypes.
— Voila la liste a peu pres mise a jour des clandes de Paris avec leurs specialites. Visite-les et questionne en douce leurs pensionnaires. T’as interet a ne pas faire etat de ton brillant metier, sinon on risque de te jouer la Muette.
Je remercie et quitte le meurtri des racines, nanti de ses conseils et de son document.
Je passe aux services s’occupant des recherches dans l’interet des familles et lui fais tirer un cliche de la mome Hildegarde afin que le minois de celle-ci soit diffuse abondamment. Puis, comme il est deja tard, je decide de stopper pour aujourd’hui ma petite enquete et de rentrer a la maison.
M’man est en train de repeindre sa cuisine lorsque j’arrive. Une sacree bricoleuse, ma Felicie ! Pour elle, croyez-le, le travail c’est la sante ! Elle s’arrete jamais, la cherie. Le jardin, les vitres, les tapis, le nettoyage de la chaudiere, tout, quoi ! Un vrai bonhomme dans son genre. Juchee sur un escabeau, elle barbouille les murs dument laves a la lessive Saint-Marc (comme dirait De Thou). Elle porte une blouse grise et un torchon lui sert de turban. Elle a des eclaboussures jaunes sur son beau visage ride et si paisible. On dirait que des boutons d’or ont fleuri sur sa figure. Elle s’exclame en m’apercevant :
— Mon grand ! Si je m’attendais a te voir rentrer ce soir ! Mais je n’ai rien de pret…
Elle me montre son fourneau recouvert d’une grande toile protectrice, le gaz egalement housse, et la vaisselle enfermee dans des caisses au milieu du local.
— J’ai voulu profiter de ton absence pour donner un coup de peinture a la cuisine. Que penses-tu de ce jaune, Antoine ? Il est tres gai, non ?
— Formidable, M’man, on dirait qu’il fait soleil ! Mais ne te tracasse pas pour la bouffe, on va aller au restaurant !
— Tu sais, j’ai du poulet froid au frigo, et on peut ouvrir une boite d’?ufs de saumon, puisque tu les aimes ?
Je sens que ca lui ferait plaisir qu’on reste at home. Elle est lasse et la perspective de devoir s’habiller la terrifie un peu.
— Comme tu voudras, M’man.
La radio joue en sourdine. Dans notre maison il y a une ambiance comme nulle part ailleurs. C’est d’un calme, si vous saviez ! Par la grace de Felicie. Je me souviens d’autres logements que nous avons occupes, c’etait identique.
J’avais l’impression de me plonger dans de l’eau tiede chaque fois que j’y rentrais. C’est reste pour toujours une mere poule, Felicie. Elle garde ses plumes ebouriffees et dedans il y fait chaud. On oublie… Quand ma vieille ne sera plus de ce monde, le monde lui aussi ne sera plus de ce monde. Il aura bascule ; il sera devenu autre chose : un autre monde ou il fera gris et froid, ou il fera mechant, ou il fera morne. J’y songe, parfois, la nuit. Une suee me reveille ! Je pense a l’absence eternelle de Felicie et ca me donne envie de vomir. Par quel bord attraperai-je la vie quand la chose se produira ? A quoi ressemblera-t-elle, cette maison, sans elle ? Comment ferai-je pour mettre un pied devant l’autre et m’eloigner de sa tombe ? Felicie for ever ! Ma Felicie ! Des copains me disent : « Y a que des pedoques pour aimer autant leur mere, San-A. T’es sur de ne pas trimbaler un complexe ?Je voudrais leur ramoner le pif a coups de phalanges. Felicie, elle a entretenu un miracle : empecher que je ne sois plus un petit garcon ! Grace a elle, y a un bout d’enfance qui continue en moi, qui me garde heureux et tendre… Vous parlez d’un cadeau !
Elle se deblouse, se detorchonne, se debarbouille. La revoila en vraie Felicie, souriante, gaie et grave a la fois. Pendant qu’elle se relingeait, j’ai dresse le couvert dans la salle a manger, prepare les ?ufs de saumon, les toasts, la vodka, le poulet avec les cornichons… Elle aime que je m’occupe ainsi, ma brave femme de mere. Ca lui plait que je participe en fonctionnement du foyer.
— On mange en tele ? je lui demande.
C’est une expression a nous. Manger en tele, c’est mater la bouille de Zitrone pendant les nouilles au beurre. Dans ces cas-la, nos couverts n’ont pas la meme formation : on les met cote a cote au lieu de face a face.
— Comme tu voudras, mon grand.
— Alors je prefere qu’on reste entre nous, d’accord ? On se paie une dinette d’amoureux, M’man.
Elle sourit. On s’installe. Les ?ufs de saumon, elle apprecie pas trop. Elle se force, elle fait semblant pour m’accompagner car elle sait que j’ai horreur de savourer seul quelque chose que j’aime.
— A propos d’amoureux… j’attaque tout de go.
Puis je me tais. Je ne sais pas au juste ce que je voulais dire. La voila secretement alarmee, Felicie. Elle s’attend toujours a ce que je lui annonce mon mariage. Ca sera un coup moche pour elle, mais elle sera tout de meme contente. Mon bonheur avant tout ! Et puis, grand-mere, c’est un truc pour elle. Elle a les capacites pour.
— Qu’allais-tu dire, mon grand ?
— Oh non, je la rassure, c’est de toi que je parlais…