La porte du tombeau est fermee.
— Je suis desolee de ne pouvoir participer avec toi a notre septieme reunion, Merin. J’attendais tellement ce moment.
Elle marque un temps d’arret et regarde ses mains. L’image vacille legerement tandis que la poussiere danse a travers elle.
— J’avais soigneusement prepare ce que je voulais te dire, reprend-elle, et la maniere de te le faire savoir, ainsi que les arguments a faire valoir et les instructions a donner. Mais je sais maintenant que cela ne servirait pas a grand-chose. Ou bien j’ai deja dit ce que j’avais a te dire, et tu l’as entendu, ou bien il n’y a plus rien a dire, et le silence est la meilleure des choses en cette circonstance.
La voix de Siri est devenue encore plus belle avec l’age. Elle est d’une plenitude et d’un calme que seule la douleur peut impartir. Elle ecarte les mains, jusqu’a ce qu’elles disparaissent sur les bords de la projection.
— Merin, mon amour, comme nos jours, ensemble ou separes, ont ete etranges ! Comme le mythe qui nous unit est a la fois beau et absurde ! Mes jours, pour toi, n’ont ete que des battements de c?ur. Il m’est arrive de te hair pour cela. Tu etais un miroir qui ne ment pas. Si tu avais vu ta tete au debut de chacune de nos reunions ! Tu aurais pu au moins essayer de cacher le choc que cela te faisait. Tu aurais pu faire au moins ca pour moi…
« Mais dans ta naivete maladroite, il y a toujours eu… je ne sais pas… quelque chose, Merin. Quelque chose qui compense l’egoisme et la durete qui vont si bien avec toi. Un sentiment, peut-etre. Ou bien au moins le respect d’un sentiment.
« Ce journal contient des centaines, des milliers de lignes, Merin. Je le tiens depuis l’age de treize ans. Mais lorsque tu l’auras entre les mains, j’aurai tout efface a l’exception de ce qui suit. Adieu, mon amour. Adieu…
J’eteins le persoc et je demeure assis quelques minutes dans un profond silence. Les bruits de la foule a l’exterieur sont presque entierement etouffes par les murs epais du tombeau. Je prends une longue inspiration, et j’appuie de nouveau sur le disque.
Siri apparait. Elle a presque cinquante ans. Je reconnais immediatement l’endroit et le jour ou elle a fait cet enregistrement. Je me souviens de son manteau et de la pierre d’anguille qu’elle porte en pendentif autour du cou. Je me souviens meme de la meche de cheveux qui a echappe a sa barrette et qui tombe, en ce moment meme, sur sa joue. Je n’ai rien oublie de cette journee-la, qui etait la derniere de notre troisieme reunion. Nous nous trouvions en compagnie de quelques amis sur les hauteurs de Tern. Donel avait alors dix ans. Nous nous efforcions de le convaincre de se laisser glisser sur la neige avec nous. Il pleurait. Siri s’est retournee brusquement, avant meme que le glisseur se pose. Lorsque Magritte est descendue, nous avons tous compris, en voyant la tete que faisait Siri, qu’il etait arrive quelque chose.
Ce sont les memes visages qui me regardent en ce moment. Siri ecarte machinalement la meche rebelle. Ses yeux sont rougis par les larmes, mais elle maitrise sa voix :
— Merin, ils ont tue notre fils aujourd’hui. Alon avait vingt et un ans et ils l’ont tue. Tu etais si bouleverse aujourd’hui, Merin. « Comment une telle erreur a-t-elle pu se produire ? » ne cessais-tu de repeter. Tu ne connaissais pas vraiment Alon, mais j’ai lu la douleur sur ton visage lorsque nous avons appris la nouvelle. Ce n’etait pas un accident, Merin. Si rien d’autre ne survit, si aucun temoignage ne reste, si tu ne comprends pas un jour pourquoi j’ai laisse un mythe sentimental gouverner toute mon existence, que cela se sache bien : ce n’est pas par accident que notre fils est mort. Il se trouvait avec les separatistes lorsque la police du Conseil est arrivee. Meme alors, il aurait pu se sauver. Nous avions prepare un alibi ensemble. La police aurait cru son histoire. Mais il a fait le choix de rester.
« Aujourd’hui, Merin, j’ai vu que tu etais impressionne par ce que j’ai dit a la foule en colere devant l’ambassade. Sache une chose, Navigant. Lorsque je leur ai dit : « Le moment n’est pas arrive de montrer votre colere et votre haine », c’etait exactement cela que j’avais dans la tete. Ni plus ni moins. Le moment n’est pas arrive. Mais il viendra un jour. Il viendra certainement. L’alliance n’etait prise par personne a la legere a l’epoque des derniers jours, Merin. Elle n’est pas prise non plus a la legere aujourd’hui. Ceux qui l’ont oubliee vont avoir des surprises lorsque le moment viendra. Et il viendra a coup sur.
L’image disparait pour faire place a une autre. Dans l’intervalle d’une fraction de seconde, le visage d’une Siri agee de vingt-six ans se forme en surimpression sur les traits de la vieille femme.
— Je suis enceinte, Merin. Cela me rend si heureuse. Il y a seulement cinq semaines que tu es parti, et tu me manques terriblement. Dire que tu vas rester absent dix ans ! Plus que ca, sans doute. Pourquoi n’as-tu pas songe a me demander de partir avec toi, Merin ? Je n’aurais pas pu le faire, mais j’aurais ete si heureuse que tu me le demandes ! J’attends un enfant, mon amour. Les medecins disent que ce sera un garcon. Je lui parlerai de toi. Un jour, peut-etre, il naviguera avec toi dans l’archipel et ecoutera le chant du Peuple de la Mer comme nous l’avons fait tous les deux ces dernieres semaines. Tu les comprendras peut-etre alors, Merin. Tu me manques trop. Depeche-toi de revenir, je t’en supplie.
L’image holo devient floue et se transforme encore. La jeune fille de seize ans au visage congestionne a de longs cheveux qui retombent sur ses epaules nues et sur sa chemise de nuit blanche. Elle parle rapidement, d’une voix entrecoupee de sanglots.
— Navigant Merin Aspic, je suis vraiment navree pour ton ami, je t’assure. Mais tu es parti sans meme dire au revoir. J’avais tant de projets pour toi et moi… tant d’espoir que tu nous aides… Tu n’as meme pas dit un mot d’adieu. De toute maniere, je me fiche pas mal de ce qui peut t’arriver. Je souhaite que tu retournes moisir dans tes ruchers puants de l’Hegemonie. Tu peux y crever, ca m’est completement egal. En fait, Merin Aspic, je ne veux plus jamais te revoir, meme si on me paye pour ca. Adieu…
Elle tourne le dos avant meme que la projection ne prenne fin. Il fait maintenant nuit a l’interieur du tombeau, mais le son subsiste quelques secondes. J’entends un petit gloussement etouffe, et la voix de Siri – je ne peux pas dire quel age elle a – qui murmure une derniere fois :
— Adieu, Merin… Adieu…
Je murmure a mon tour, en eteignant le disque :
— Adieu, Siri.
La foule s’ecarte pour me laisser passer lorsque je sors du tombeau en clignant des yeux. Je leur ai sabote le bon deroulement de leur programme officiel, et le pale sourire qui flotte maintenant sur mon visage suscite des chuchotements d’indignation. Les haut-parleurs apportent les declarations fleuries de la ceremonie jusqu’au sommet meme de cette colline. J’entends l’echo des riches accents de la voix de l’ambassadeur :
— … le commencement d’une nouvelle ere de cooperation…
Je depose le coffret sur la pelouse et je sors le tapis hawking. La foule se rapproche pour regarder tandis que je le deroule. Les couleurs sont passees, mais les fils de commande brillent comme du cuivre poli. Je m’assois au centre du tapis et fais glisser le lourd coffret derriere moi.
— … seront suivies de beaucoup d’autres, jusqu’a ce que le temps et l’espace ne soient plus un obstacle…
La foule recule lorsque j’active les commandes de vol. Le tapis s’eleve de quatre metres. Je vois maintenant ce qu’il y a derriere le tombeau. Les iles sont de retour pour former l’archipel Equatorial. J’en vois des centaines, venant du sud, poussees par la brise.
— … C’est donc avec le plus grand plaisir que j’inaugure ce circuit en souhaitant la bienvenue a la colonie d’Alliance-Maui au sein de la grande communaute de l’Hegemonie humaine.
Le fil tenu du laser com de la ceremonie grimpe au zenith. On entend un crepitement d’applaudissements, puis l’orchestre commence a jouer. Je plisse les yeux vers le ciel juste a temps pour assister a la naissance d’une nouvelle etoile. Une partie de moi-meme savait, a la microseconde pres, ce qui allait se passer.
L’espace d’une fraction de seconde, la porte distrans a fonctionne. Durant quelques milliemes de seconde, le temps et l’espace ont bien cesse d’etre un obstacle. Puis la force d’aspiration massive de la singularite artificielle a fait exploser la charge thermique que j’avais placee sur la sphere de confinement exterieure. Cette petite explosion n’a pas ete visible, mais une seconde plus tard son rayon de Schwarzschild en expansion devore cette enceinte, engouffrant trente-six mille tonnes de dodecaedre fragile, continuant de grossir rapidement pour avaler des milliers de kilometres cubes d’espace alentour. Et cela, c’est visible. Magnifiquement visible, sous la forme