huissiers tout en noir se confondaient avec les ombres.

— L’audience est terminee, declara l’eveque d’une voix moins forte mais tout aussi determinee. Votre fille a ete choisie par l’Avatar pour expier d’une maniere que tous les pecheurs et infideles devront connaitre un jour. Un jour tres prochain.

— Votre Excellence, si vous pouviez m’accorder cinq minutes de plus…

L’eveque fit claquer ses doigts, et deux exorcistes s’avancerent pour le reconduire. C’etaient des Lusiens. Un seul d’entre eux aurait pu maitriser cinq universitaires de la taille de Sol.

— Votre Excellence… protesta Sol en liberant d’une secousse son bras prisonnier de la main de l’un des assesseurs.

Mais trois autres exorcistes s’avancaient deja pour preter main-forte aux acolytes muscles. L’eveque leur tournait le dos et semblait absorbe dans la contemplation des tenebres.

L’antichambre du sanctuaire resonna des hurlements de Sol et de ses pietinements. Il y eut au moins un cri de douleur lance par l’un des exorcistes lorsque le pied de Sol entra malencontreusement en contact avec l’une des parties les plus sacrees de son individu. Mais cela n’affecta nullement l’issue du debat. Il se retrouva sur le trottoir du temple tandis que le dernier huissier lui lancait son chapeau aplati comme une crepe.

Il sejourna encore dix jours sur Lusus, sans que cela ne lui rapporte rien de plus qu’un surcroit de fatigue gravifique. Les bureaucrates du Temple refusaient de repondre a ses appels. Les tribunaux se declaraient incompetents. Les exorcistes l’attendaient a l’entree du vestibule.

Sol se distransporta alors sur la Nouvelle-Terre et sur le Vecteur Renaissance, sur Fuji et sur Tau Ceti Central, sur Deneb Drei et Deneb Vier. Partout, les portes des temples gritchteques lui resterent obstinement fermees.

Frustre, a bout de forces et d’argent, il regagna le monde de Barnard, sortit son VEM du parking longue duree et arriva chez lui une heure avant l’anniversaire de Rachel.

— Tu m’as rapporte quelque chose, papa ? demanda d’un air joyeux la petite fille de dix ans a qui Sarai avait dit, ce matin-la, que son pere etait parti en voyage.

Il lui tendit un paquet cadeau. C’etait la serie complete de La Petite Fille de la Maison verte. Mais ce n’etait pas tout a fait le present qu’il aurait souhaite lui rapporter.

— Je peux l’ouvrir ?

— Plus tard, ma cherie. Avec le reste.

— Oh, papa, s’il te plait ! Juste celui-la, avant que Niki et les autres arrivent !

Sol interrogea Sarai du regard. Elle secoua presque imperceptiblement la tete. Rachel se souvenait qu’elle avait invite Niki, Linna et d’autres amis, mais Sarai n’avait pas encore eu le courage d’inventer une excuse.

— Tres bien, dit-il. Juste celui-la avant que les autres arrivent.

Tandis que la petite Rachel dechirait l’emballage de son cadeau, Sol apercut dans la salle de sejour le paquet geant, entoure de ruban rouge. C’etait la bicyclette, naturellement. Rachel en reclamait une depuis un an. Il se demanda, accable, comment elle allait reagir, le lendemain, en voyant son nouveau velo la veille de son anniversaire. Le mieux etait peut-etre de s’en debarrasser quand elle irait se coucher.

Il se laissa tomber sur le canape. Le ruban rouge lui rappelait la robe de l’eveque.

Sarai n’avait jamais renonce facilement au passe. Chaque fois qu’elle avait mis de cote, apres les avoir laves et repasses, les vetements de Rachel devenus trop petits, elle avait verse des larmes secretes dont Sol avait eu, d’une maniere ou d’une autre, connaissance. Elle avait cheri chaque phase de l’enfance de Rachel et, par- dessus tout, la normalite banale du quotidien, qu’elle acceptait tranquillement comme le meilleur que la vie ait a lui donner. Elle avait toujours pense que l’essence de l’experience humaine ne residait pas avant tout dans les moments exceptionnels, les jours de mariage ou de triomphe que l’on cerclait de rouge sur les calendriers de l’ancien temps, mais plutot dans le flot inapercu des petites choses courantes tels les apres-midi de week-end ou chaque membre de la famille s’occupait a des activites personnelles, croisant les autres sans s’en apercevoir ou echangeant avec eux des propos aussitot oublies. C’etait la somme de tous ces instants qui creait une synergie eminemment importante et eternelle.

Il trouva Sarai dans le grenier, en train de pleurer silencieusement tout en fouillant dans de vieilles malles. Mais ce n’etaient pas les larmes resignees qu’elle avait autrefois versees sur l’inevitable fin des petites choses. C’etaient des larmes de rage. Sarai Weintraub etait furieuse.

— Que fais-tu ? lui demanda Sol.

— Rachel a besoin de vetements. Plus rien ne lui va. Ses affaires sont devenues trop grandes. Je suis sure que j’en ai range dans une de ces malles.

— Laisse ca, Sarai. Nous en acheterons.

Elle secoua la tete.

— Pour qu’elle me demande, chaque jour, ou sont passes les vetements qu’elle aime ? Non. Je suis sure qu’ils sont la, quelque part.

— Tu le feras plus tard.

— Merde ! Tu ne comprends pas ? Il n’y a pas de plus tard !

Elle se detourna alors, et enfouit son visage dans ses mains.

— Excuse-moi, dit-elle.

Il la serra tendrement contre lui. Malgre le traitement Poulsen, ses bras nus etaient beaucoup plus maigres que dans son souvenir. Des cordes et des n?uds sous une peau parcheminee. Il la serra encore plus fort.

— Excuse-moi, repeta-t-elle en donnant libre cours a ses sanglots. Mais ce qui nous arrive n’est pas juste !

— Non, admit Sol. Ce n’est pas juste.

La lumiere du soleil qui filtrait a travers les carreaux poussiereux du grenier avait quelque chose de froid et de triste qui rappelait l’atmosphere d’une cathedrale. Pourtant, Sol avait toujours aime les odeurs de grenier, la chaleur, le renferme et, surtout, les promesses recelees par un endroit generalement sous-utilise et rempli de futurs tresors. Mais pour aujourd’hui, c’etait fichu.

Il s’accroupit devant une vieille malle.

— Tres bien, dit-il. Nous allons chercher ensemble.

Rachel continuait d’etre heureuse, insouciante et active, a peine desorientee par les contradictions qui s’offraient a elle chaque matin quand elle se reveillait. A mesure qu’elle rajeunissait, il devenait de plus en plus facile de lui trouver une explication pour les changements qui lui semblaient s’etre produits du jour au lendemain. Pourquoi le vieil orme devant la maison avait disparu, pourquoi la demeure de style colonial du voisin, H. Nesbitt, avait ete remplacee par un immeuble, pourquoi ses amis ne venaient pas la voir. Sol comprit alors, plus que jamais, a quel point l’esprit d’un enfant etait flexible. Il imaginait maintenant Rachel chevauchant la crete de l’enorme vague du temps, incapable de voir les sombres profondeurs de l’ocean sous elle, gardant son equilibre grace a ses maigres reserves de souvenirs et a son engagement total dans les douze ou quinze heures de temps present qui lui etaient devolues chaque jour.

Ni Sol ni Sarai ne desiraient que leur fille fut tenue a l’ecart des autres enfants, mais il etait difficile d’etablir et de maintenir un contact. Rachel etait toujours ravie d’aller jouer avec la « nouvelle » ou le « nouveau » du quartier, enfants d’enseignants de l’universite, voire petits-enfants de leurs amis ou meme, pendant un moment, la propre fille de Niki. C’etaient les autres qui devaient s’habituer a se voir approcher chaque jour comme des inconnus, et peu d’entre eux avaient le gout de poursuivre des relations aussi deroutantes avec une compagne de jeu qui les oubliait regulierement.

L’histoire de la petite fille et de sa maladie tres particuliere n’etait plus, naturellement, un secret pour personne a Crawford. Toute l’universite etait au courant des la premiere annee du retour de Rachel, et bientot toute la ville le sut. Les habitants de Crawford reagirent comme il en a toujours ete dans toute petite ville qui se respecte. Certaines langues ne cessaient de s’agiter pour se lamenter du malheur des autres, d’autres ne pouvaient cacher leur plaisir, mais dans l’ensemble la petite communaute serra les coudes autour de la famille Weintraub et les abrita sous son aile comme une mere poule protegeant maladroitement ses poussins.

Tant bien que mal, ils continuaient de mener une existence a peu pres normale, meme lorsque Sol fut oblige de prendre sa retraite de maniere anticipee pour mieux pouvoir se consacrer aux voyages qu’il faisait toujours a la recherche d’un traitement pour Rachel. A l’universite, personne ne fit jamais allusion aux veritables

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