plus benie d’entre toutes les nations de la Terre.
— Quelle lecon ? demanda Sol. Quelle lecon ?
Mais la voix dans sa tete avait disparu, et il n’entendait plus que les cris des oiseaux de nuit a l’exterieur, et la respiration lente et rythmee de Sarai a cote de lui.
Rachel savait encore lire a l’age de cinq ans. Sol avait du mal a se rappeler a quel moment elle avait appris. Il lui semblait qu’elle avait toujours su.
— A quatre ans, lui dit Sarai. C’etait le debut de l’ete, trois mois apres son anniversaire. Nous etions en train de pique-niquer dans la prairie sur les hauteurs de l’universite. Rachel feuilletait un livre,
Sol se souvenait, maintenant.
Il se souvenait egalement de la joie que Sarai et lui avaient eprouvee devant les progres etonnants de Rachel pour son age. Il l’oubliait d’autant moins qu’ils se trouvaient actuellement confrontes au processus inverse.
— Papa, demanda Rachel, allongee par terre dans son bureau, laborieusement occupee a colorier un album, c’etait il y a combien de jours, l’anniversaire de maman ?
— C’etait lundi, repondit distraitement Sol, plonge dans la lecture de son livre.
L’anniversaire de Sarai n’etait pas encore passe, mais Rachel s’en souvenait.
— Je sais bien, repondit Rachel. Mais je te demande combien de jours !
— Nous sommes jeudi, fit Sol.
Il etait en train de lire un long traite talmudique sur l’obeissance.
— Je le sais aussi ! s’impatienta Rachel. Mais ca fait
Sol posa son livre sur le bureau.
— Tu connais les jours de la semaine ?
Le monde de Barnard, au contraire de Hebron, utilisait l’ancien calendrier.
— Bien sur, repondit fierement Rachel. Samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi…
— Tu as deja dit samedi.
— D’accord, mais combien de jours ?
— Sais-tu compter de lundi a jeudi ?
Rachel fronca les sourcils, remua les levres, recommenca, essaya de compter sur ses doigts.
— Quatre jours ?
— Tres bien, lui dit Sol. Peux-tu me dire a combien est egal quatre ote de dix, ma cherie ?
— Qu’est-ce que ca veut dire, ote ?
Sol se forca a replonger le nez dans son traite.
— Ce n’est pas grave, dit-il. Tu apprendras bientot cela a l’ecole.
— Quand on rentrera a la maison ?
— Oui.
Un matin, apres que Rachel fut sortie avec Judith pour jouer avec les autres enfants – elle etait maintenant trop jeune pour continuer d’aller a l’ecole – Sarai dit a Sol :
— Il faut que nous la conduisions sur Hyperion.
— Hein ? demanda-t-il en ouvrant de grands yeux.
— Tu as entendu ce que j’ai dit. Nous ne devons pas attendre qu’elle soit trop jeune pour marcher ou parler. Nous-memes, nous ne rajeunissons pas. Je sais que cela peut paraitre etrange, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec un rire un peu jaune. Mais nous vieillissons vite. Et le traitement Poulsen n’aura plus aucun effet sur nous d’ici un an ou deux.
— Sarai, aurais-tu oublie ce que nous ont dit les medecins ? Rachel ne survivrait pas a une nouvelle fugue cryotechnique. Et il est impossible d’affronter un voyage supraluminique sans etre en etat de fugue. L’effet Hawking peut provoquer la folie… ou pis.
— Peu importe, dit Sarai. Il faut que Rachel retourne sur Hyperion.
— Comment peux-tu donc parler ainsi ? demanda Sol, furieux. Elle lui saisit la main.
— Crois-tu etre le seul a faire ces reves ?
— Ces reves ? balbutia-t-il.
Elle soupira et retourna s’asseoir devant la table blanche de la cuisine. La lumiere du matin tombait sur les plantes du rebord de la fenetre comme la lueur jaune d’un projecteur.
— Cet endroit sombre, dit-elle. Ces deux petites lumieres rouges. La voix… qui nous ordonne d’aller sur Hyperion… pour… offrir un sacrifice.
Sol passa le bout de sa langue sur ses levres seches. Son c?ur battait a coups redoubles.
— Quel est… le nom qui a ete prononce ? demanda-t-il.
Sarai lui lanca un regard etrange.
— Nos deux noms. Si tu n’avais pas ete la… dans le reve, avec moi… je n’aurais jamais pu le supporter pendant toutes ces annees.
Il se laissa tomber sur une chaise. Puis il regarda ses mains et ses avant-bras, poses sur la table, comme si c’etaient ceux d’un etranger. Les articulations des doigts commencaient a s’elargir sous les effets de l’arthrose. Les veines des avant-bras ressortaient fortement et les taches hepatiques etaient nombreuses. Mais c’etaient ses mains et ses bras, naturellement.
— Tu ne m’en as jamais parle, murmura-t-il. Tu n’as jamais dit un mot de…
Cette fois-ci, le rire de Sarai fut totalement depourvu d’amertume.
— Comme si c’etait necessaire ! Combien de fois ne nous sommes-nous pas reveilles tous les deux dans le noir ? Tu etais couvert de sueur. Des le debut, j’ai su que ce n’etait pas seulement un reve. Il faut y aller, Sol. Il faut aller sur Hyperion.
Il retourna la main qu’il regardait et qui lui semblait toujours appartenir a quelqu’un d’autre.
— Pourquoi, Sarai ? Pour l’amour de Dieu, pourquoi ? Tu sais tres bien que nous ne pouvons pas… sacrifier Rachel !
— Bien sur que non. Comment n’y as-tu pas pense ? Il faut que nous allions sur Hyperion, la ou le reve nous demandera d’aller, pour… nous offrir en sacrifice a sa place !
— Nous offrir en sacrifice a sa place… repeta Sol.
Il se demandait si son c?ur n’allait pas lacher. Il avait terriblement mal dans la poitrine, il n’arrivait plus a respirer. Il demeura silencieux durant une bonne minute, convaincu que s’il essayait de prononcer un mot, seul un sanglot sortirait de sa gorge. Finalement, il reussit a demander :
— Depuis combien de temps… as-tu cette idee dans la tete, Sarai ?
— Tu veux dire depuis combien de temps je sais ce qu’il nous reste a faire ? Un peu plus d’un an. Depuis le cinquieme anniversaire de Rachel.
— Un an ! Et tu ne m’as rien dit pendant tout ce temps !
— J’attendais que tu te decides. Que l’idee te vienne toute seule.
Il secoua la tete. Tout semblait tellement lointain autour de lui. Meme les murs etaient legerement deformes.
— C’est impossible, dit-il. Cela semble… Je ne sais pas. Il faut que j’y reflechisse, Sarai.
Il regarda la main d’un etranger qui caressait les cheveux familiers de Sarai.
Elle hocha lentement la tete.
Sol alla passer trois jours et trois nuits dans les montagnes arides, ne se nourrissant que du pain dur qu’il avait emporte et buvant l’eau de son thermos a condensation.
Dix mille fois, au cours des vingt dernieres annees, il avait souhaite de tout son c?ur avoir la maladie de Rachel a sa place. Si quelqu’un devait souffrir, que ce soit le pere et non l’enfant. Mais tous les parents devaient reagir ainsi. Chaque fois que leur enfant etait blesse ou gisait terrasse par la fievre, c’etait ce qu’ils devaient se dire. Mais cela ne pouvait etre aussi simple.