Dans la chaleur torride du troisieme apres-midi, alors qu’il s’etait a moitie endormi a l’ombre d’une mince table rocheuse, Sol apprit que cela n’etait effectivement pas aussi simple.

— Abraham pouvait-il repondre cela a Dieu ? Qu’il se proposait en sacrifice a la place d’Isaac ?

— Abraham aurait pu repondre cela, mais pas toi.

— Et pourquoi pas moi ?

Comme en reponse, Sol eut une vision febrile d’adultes nus encadres d’hommes en armes, faisant la queue devant des fours crematoires, et de meres cachant leurs bebes sous des piles de vetements. Il vit des hommes et des femmes dont la chair brulee pendait en lambeaux, eloignant leurs enfants inanimes des cendres de ce qui avait ete une grande ville. Sol savait que ces images n’appartenaient pas a un reve, mais qu’elles etaient tirees du Premier et du Second Holocauste. Et il comprit la reponse avant que la voix dans sa tete ne reprenne :

— Les parents se sont deja offerts en sacrifice. Et il a ete accepte. Nous avons depasse ce stade.

— Mais que veux-tu, alors ? Que veux-tu donc ?

Il n’eut que le silence pour reponse. Il se remit debout, dans la clarte aveuglante du soleil, et faillit tomber. Un gros oiseau noir decrivit des cercles au-dessus de sa tete ou bien dans sa vision. Il secoua le poing en direction du ciel couleur d’acier de canon.

— Tu te sers des nazis comme instrument. Des fous. Des monstres. Tu n’es toi-meme qu’un foutu monstre.

— Non.

La terre bascula, et Sol tomba sur le cote contre le tranchant de plusieurs cailloux pointus. Il avait l’impression de s’adosser a un mur herisse de tessons de bouteille. Un caillou de la taille de son poing lui meurtrissait la joue.

— La seule reponse correcte pour Abraham etait l’obeissance, pensa Sol. D’un point de vue ethique, Abraham etait lui-meme un enfant. Tous les hommes l’etaient a cette epoque-la. La reponse correcte, pour les enfants d’Abraham, etait de devenir des adultes et de s’offrir eux-memes en sacrifice a la place de leur pere. Mais quelle est la bonne reponse dans notre cas ?

Il n’y eut pas d’echo a sa pensee. La terre et le ciel cesserent de tourner. Au bout d’un moment, il se releva en tremblant, essuya le sang et la poussiere sur sa joue puis reprit lentement le chemin de la vallee.

— Non, dit-il a Sarai. Nous n’irons pas sur Hyperion. Ce n’est pas la bonne solution.

— Tu preferes que nous ne fassions rien, alors…

Les levres de Sarai etaient blemes en repondant, mais sa voix etait ferme et bien controlee.

— Non. Je veux simplement eviter de faire ce qu’il ne faut pas.

Elle souffla bruyamment, puis fit un geste du bras en direction de la fenetre ou leur petite fille de quatre ans etait visible, dans la cour, entouree de ses jouets.

— Tu crois qu’elle a le temps d’attendre indefiniment que nous discutions sur la bonne ou la mauvaise solution ?

— Assieds-toi, Sarai.

Elle demeura debout. Il y avait du sucre en poudre sur le devant de sa robe beige en coton. Il se souvint soudain de la jeune femme nue surgissant dans le sillage phosphorescent de l’ile mobile d’Alliance-Maui.

— Il faut que nous fassions quelque chose, dit-elle.

— Nous avons consulte une centaine d’experts medicaux et scientifiques. Elle a ete examinee, testee, tripotee, torturee dans des douzaines d’hopitaux. J’ai voulu demander conseil aux pretres gritchteques de tous les mondes du Retz. Ils m’ont ferme la porte au nez. Melio et les autres specialistes d’Hyperion, a l’universite de Reichs, affirment qu’il n’y a rien, dans la doctrine gritchteque, qui evoque de pres ou de loin la maladie de Merlin. Les indigenes d’Hyperion n’ont aucune legende de ce genre qui puisse nous orienter vers un remede. Les recherches sur le terrain ont dure trois ans et ont toutes echoue. Aujourd’hui, elles sont interdites. L’acces aux Tombeaux du Temps n’est reserve qu’aux soi-disant pelerins. Meme un simple visa est presque impossible a obtenir. Sans compter que le voyage pourrait etre fatal a Rachel.

Il s’interrompit, haletant, et toucha de nouveau le bras de Sarai.

— Je regrette d’avoir a le repeter, mais je crois que nous avons fait tout ce qui pouvait etre fait.

— Ce n’est pas assez, lui dit Sarai. Pourquoi ne pas y aller en tant que pelerins ?

Il croisa les bras de frustration.

— L’Eglise gritchteque choisit ses victimes sacrificielles parmi des milliers de volontaires. Le Retz est rempli de fanatiques stupides et suicidaires. Peu d’entre eux reviennent de ce pelerinage.

— Cela ne prouve-t-il pas deja quelque chose ? souffla Sarai en se penchant en avant. Il y a quelqu’un ou je ne sais quoi qui s’acharne sur ces pauvres gens.

— Des pillards ou bien des bandits.

— C’est le golem, fit-elle en secouant la tete.

— Tu veux dire le gritche.

— Le golem, insista Sarai. Le meme que celui que nous voyons dans notre reve.

— Je n’ai jamais vu de golem, fit Sol, mal a l’aise. De quoi parles-tu ?

— Ces yeux rouges qui brillent dans le noir. C’est le golem que Rachel a entendu quand elle etait a l’interieur du Sphinx.

— Comment sais-tu ce qu’elle a pu entendre ?

— C’est dans le reve. Juste avant le moment ou nous entrons dans l’endroit ou le golem nous attend.

— Nous n’avons pas fait le meme reve, dans ce cas. Sarai, Sarai… Pourquoi ne m’as-tu pas parle de tout cela avant ?

— Je croyais que j’etais en train de devenir folle, soupira-t-elle.

Songeant a ses conversations secretes avec Dieu, Sol entoura du bras la taille de sa femme.

— Oh, Sol ! gemit-elle en se serrant contre lui. Cet endroit fait si mal a regarder ! Cette impression de solitude est si ecrasante !

Il l’embrassa sur la joue. Ils avaient essaye de rentrer chez eux – c’etait toujours pour eux le monde de Barnard – une demi-douzaine de fois, pour rendre visite a leurs amis et a leur famille, mais chaque fois leur plaisir avait ete gache par une invasion de touristes et de mediatiques. Ce n’etait la faute de personne. Les nouvelles voyageaient de maniere quasi instantanee a travers la mega-infosphere de cent soixante mondes du Retz. Pour assouvir sa curiosite, il suffisait d’inserer sa carte universelle dans la rainure d’un terminex et de traverser une porte distrans. Ils avaient bien essaye d’arriver a l’improviste, en voyageant incognito, mais ils n’avaient pas l’entrainement d’un agent secret et leurs efforts eurent des resultats pitoyables. Moins de vingt-quatre heures apres leur arrivee dans le Retz, ils etaient assieges. Les instituts de recherche et les grands centres medicaux fournissaient des ecrans de securite pour ces visites, mais les amis et la famille en souffraient. Rachel etait toujours a la une.

— Nous pourrions inviter encore Tetha et Richard… commenca Sarai.

— J’ai une meilleure idee, lui dit Sol. Vas-y toi, Sarai. Tu as envie de revoir ta s?ur, mais je sais que tu aimerais aussi te retrouver chez toi, retrouver les odeurs des champs et les couchers de soleil la ou il n’y a pas d’iguanes… Pars !

— Partir toute seule ? Je ne pourrais pas abandonner Rachel !

— Ridicule ! Ce serait la deuxieme fois en vingt ans – presque quarante, si l’on compte les jours benis d’avant. Deux fois, meme en vingt ans, je ne crois pas que l’on puisse parler d’abandon. Je me demande meme comment notre famille a pu demeurer unie si longtemps, apres etre restee en vase clos pendant toutes ces annees.

Sarai gardait les yeux obstinement baisses, apparemment perdue dans la contemplation de la nappe.

Вы читаете Hyperion
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату