Richard demanda a Sol de rester quelques jours chez lui avec Rachel, mais c’etait une trop lourde epreuve a infliger au paisible fermier si jamais la presse s’en apercevait. Il se contenta de donner tristement l’accolade a son beau-frere, prononca quelques mots face a la meute des mediatiques de l’autre cote de la grille et retourna sur Hebron avec sa petite fille accablee et muette.

Les mediatiques les suivirent jusqu’a la Nouvelle-Jerusalem. Ils essayerent ensuite de parvenir jusqu’a Dan, mais la police militaire arreta le VEM qu’ils avaient affrete, en mit une douzaine en prison a titre d’exemple et annula les visas distrans des autres.

Le soir meme, Sol alla se promener sur la crete qui dominait le village pendant que Judith veillait sur la petite fille endormie. Il s’apercut que ses conversations avec Dieu etaient devenues audibles, et resista a l’envie de secouer le poing en direction du ciel, de crier des obscenites ou de jeter des pierres. Au lieu de tout cela, il posa de nouvelles questions, qui se terminaient toutes par le meme mot : Pourquoi ?

Il ne recut pas de reponse. Le soleil d’Hebron se posa derriere les montagnes lointaines, et la roche, autour de lui, brillait en restituant la chaleur du jour. Il s’assit sur un bloc et se frotta les tempes des deux mains.

Sarai !

Ils avaient vecu une longue existence ensemble, malgre la tragedie qui les avait frappes. Quelle ironie, qu’au moment ou elle prenait pour la premiere fois un peu de repos chez sa s?ur…

Il se mit a gemir tout haut.

Le piege, naturellement, c’etait qu’ils n’avaient su voir que la maladie de Rachel. Ni elle ni lui n’avaient ete capables d’envisager ce qui allait se passer apres la… mort ? la disparition ? de leur fille. Le monde etait articule autour des jours que vivait Rachel, et ils n’avaient pas accorde une seule pensee a la possibilite d’un accident, cette antilogique perverse d’un univers au tranchant acere. Sol etait sur que Sarai avait envisage comme lui le suicide, mais aucun des deux n’aurait pu se resoudre a abandonner l’autre. Ni Rachel, bien sur. Il n’avait jamais songe qu’il pourrait se retrouver seul avec sa fille si…

Sarai !

C’est a ce moment-la que Sol se rendit compte que le dialogue souvent amer et virulent que son peuple entretenait avec Dieu depuis tant de millenaires n’avait pas pris fin avec la mort de l’Ancienne Terre… ni avec la nouvelle diaspora, mais se poursuivait encore. Rachel, Sarai et lui en faisaient partie, et ce n’etait pas fini.

Il laissa la douleur le penetrer. Elle prit la forme d’une resolution aceree comme une arme d’acier aux multiples lames.

Debout sur la crete, il versa des larmes ameres dans l’obscurite qui tombait.

Le lendemain matin, lorsque les rayons du soleil envahirent la chambre de Rachel et qu’elle ouvrit les yeux pour lui dire bonjour, il etait la pour lui repondre :

— Bonjour, ma cherie.

— Ou sommes-nous, papa ?

— Nous sommes en voyage, dans un tres bel endroit.

— Ou est maman ?

— Elle est chez ta tante Tetha, aujourd’hui.

— Est-ce qu’elle reviendra demain ?

— Oui, ma petite fille. Et maintenant, nous allons t’habiller et puis nous descendrons prendre le petit dejeuner.

Sol posa sa candidature aupres de l’Eglise gritchteque lorsque Rachel eut trois ans. Les voyages a Hyperion etaient severement limites, et l’acces aux Tombeaux du Temps etait devenu presque impossible. Seuls les pelerinages gritchteques pouvaient encore penetrer dans cette region.

Rachel etait triste que sa mere ne soit pas la pour feter son anniversaire, mais la presence de plusieurs jeunes enfants du kibboutz contribua a la distraire un peu. Son plus beau cadeau fut un livre de contes de fees somptueusement illustre, que Sarai avait choisi a la Nouvelle-Jerusalem plusieurs mois auparavant.

Sol lut quelques contes a Rachel avant l’heure de dormir. Il y avait sept mois qu’elle ne savait plus dechiffrer les caracteres toute seule, mais elle adorait les histoires, particulierement La Belle au bois dormant, qu’elle lui fit relire une deuxieme fois.

— Je vais le montrer a maman, dit-elle dans un baillement tandis que Sol eteignait la lumiere.

— Bonne nuit, ma petite fille, dit-il a voix basse, en s’arretant sur le seuil de la chambre.

— Papa ?

— Oui ?

— Salut, poilu.

— A plus tard, tete de lard.

Il l’entendit pouffer dans l’oreiller.

Ce n’etait pas tellement different, se disait Sol les deux dernieres annees, du spectacle d’un etre aime que l’on voit sombrer dans la vieillesse et la mort. Mais c’etait pis. Bien pis.

Les dents definitives de Rachel etaient tombees l’une apres l’autre entre huit et deux ans. Les dents de lait les avaient remplacees, mais a dix-huit mois elles avaient commence a lui rentrer dans la machoire.

Ses cheveux, dont elle tirait une si grande fierte, etaient devenus plus courts et plus fins. Son visage avait perdu peu a peu ses traits. Son menton et ses pommettes s’etaient arrondis. Sa coordination avait faibli par degres. Un jour, elle n’avait plus ete capable de tenir correctement une fourchette ou un crayon. Le jour ou elle ne sut plus marcher, Sol la deposa dans son berceau plus tot que d’habitude et s’enferma dans son bureau pour se cuiter tranquillement a mort.

C’etait le langage qui etait le plus dur pour lui. La perte de vocabulaire etait comme un pont qui brulait entre Rachel et lui. C’etait leur dernier lien d’espoir qui disparaissait. Quelque temps apres son deuxieme anniversaire, l’ayant bordee dans son lit, il s’etait retourne sur le seuil et avait lance :

— Salut, poilu !

— Hein ?

— Salut, poilu !

Elle avait glousse de rire.

— Il faut repondre : « A plus tard, tete de lard », lui avait dit Sol. Mais il avait fallu lui expliquer ce que c’etait qu’un poilu et une tete de lard.

— A ta, tetard, avait glousse Rachel.

Le lendemain matin, elle avait tout oublie.

Il emmena Rachel avec lui lorsqu’il retourna voyager dans le Retz, ignorant les mediatiques, insistant aupres de l’Eglise gritchteque pour qu’on l’accepte dans un pelerinage, faisant le siege du Senat pour obtenir un visa et la permission de se rendre dans les zones interdites d’Hyperion. Il retourna voir les instituts de recherche et les etablissements hospitaliers susceptibles de lui proposer un traitement pour Rachel. Plusieurs mois furent ainsi perdus, les medecins admettant un par un leur echec. Quand il rentra sur Hebron, Rachel avait quinze mois standard. Dans l’ancien systeme de mesures de la planete, elle pesait vingt-cinq livres et faisait trente pouces de haut. Elle ne savait plus s’habiller toute seule. Son vocabulaire ne comportait que vingt-cinq mots, parmi lesquels « maman » et « papa » revenaient le plus souvent.

Sol adorait porter sa fille dans ses bras. Il y avait des moments ou le poids de sa tete contre sa joue, sa chaleur contre sa poitrine ou l’odeur de sa peau lui faisaient oublier l’injustice atroce de tout ce qu’il endurait. Dans ces moments, il aurait pu etre momentanement en paix avec le reste de l’univers si seulement Sarai avait ete a ses cotes. Quoi qu’il en soit, il y avait des treves dans ses conversations furieuses avec un Dieu auquel il ne croyait pas.

— Quelles raisons peut-il donc y avoir a tout cela ?

— Quelles raisons visibles y a-t-il jamais eu a la souffrance, sous toutes ses formes, subie par l’humanite ?

— Exactement, pensa Sol, en se demandant s’il avait marque un point pour la premiere fois. Il en

Вы читаете Hyperion
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату