avaient choisi Hebron. Si la planete etait principalement un desert, ses regions fertiles etaient d’une richesse presque effrayante. L’universite du Sinai etait respectee dans tout le Retz, et son Centre Medical attirait des curistes fortunes qui constituaient une source de revenus non negligeable pour la communaute. Hebron disposait d’un seul terminex distrans, situe a la Nouvelle-Jerusalem, et interdisait d’en ouvrir d’autres. N’etant membre ni de l’Hegemonie ni du Protectorat, elle pouvait taxer lourdement ceux qui faisaient usage de ses installations distrans et se permettre de limiter les deplacements des touristes a la Nouvelle-Jerusalem. Pour un juif a la recherche d’un peu de tranquillite, c’etait peut-etre le plus sur des trois cents mondes foules par le pied de l’homme.
Le kibboutz vivait sur un mode communautaire plus par tradition que par necessite economique reelle. Les Weintraub se virent attribuer une maison modeste en pise, avec plus de courbes que d’angles droits et des planchers de bois rustique. Mais ils avaient une magnifique vue sur le desert infini au-dela des orangeraies et des oliveraies. Le soleil ardent semblait tout dessecher, se disait Sol, meme les soucis et les mauvais reves. La lumiere etait epaisse au point d’etre presque tangible. Le soir, leur maison luisait d’une lumiere rose durant une bonne heure apres le coucher du soleil.
Chaque matin, Sol venait s’asseoir au bord du lit de sa fille jusqu’a ce qu’elle s’eveille. Les premieres minutes de confusion lui etaient particulierement penibles, mais il tenait a etre la premiere chose sur laquelle Rachel posait les yeux. Il la serrait contre lui lorsqu’elle posait ses questions :
— Ou sommes-nous, papa ?
— Dans un endroit merveilleux, ma colombe. Je t’expliquerai tout cela pendant que nous dejeunerons.
— Comment sommes-nous arrives ici ?
— Par distrans, par la voie des airs et un peu a pied. Ce n’est pas tellement loin, mais assez loin pour en faire une aventure merveilleuse.
— Mais c’est mon lit, mes animaux en peluche… Pourquoi est-ce que je ne me rappelle pas comment nous sommes arrives ici ?
Sol la prenait alors doucement par les epaules, et la regardait dans les yeux.
— Tu as eu un leger accident, Rachel. Tu te souviens, dans l’histoire du
— Et je vais mieux, maintenant ?
— Oui, ma cherie. Tu vas beaucoup mieux.
L’odeur du petit dejeuner montait alors jusqu’a eux, et ils sortaient sur la terrasse, ou Sarai les attendait.
Rachel n’avait jamais eu autant de compagnons de jeu. Le kibboutz possedait une ecole ou elle etait toujours la bienvenue. Chaque fois qu’elle voulait y aller, les enfants l’accueillaient comme si c’etait la premiere fois. L’apres-midi, elle jouait avec eux dans les vergers ou le long des falaises.
Avner, Robert et Ephraim, les anciens du Conseil, encourageaient Sol a travailler a son livre. Hebron se flattait de donner asile, en tant que citoyens ou residents a long terme, a un tres grand nombre d’erudits, artistes, compositeurs, musiciens, philosophes et ecrivains en tous genres. La maison, disaient-ils, etait un cadeau de l’Etat. La pension de Sol, bien que modeste selon les criteres du Retz, etait plus que suffisante pour faire face a leurs besoins ici. A sa grande surprise, cependant, Sol s’apercut que le labeur physique ne lui deplaisait pas. Il decouvrit que tout en soignant les orangers, en otant les pierres d’un champ laisse a l’abandon ou en reparant un mur sur les hauteurs du village, il avait l’esprit plus libre, pour penser, que depuis de nombreuses annees. Il pouvait rivaliser avec Kierkegaard en attendant que le mortier prenne, ou trouver de nouveaux angles pour expliquer la pensee de Kant ou celle de Vandeur en examinant soigneusement les pommes pour voir si elles n’etaient pas vereuses. A l’age de soixante-treize ans, Sol eut ses premiers cals aux mains.
Le soir, il jouait un peu avec Rachel, puis faisait une promenade a pied avec Sarai dans les collines tandis que Judith ou une autre fille du voisinage surveillait leur enfant endormi. Un week-end, ils allerent a la Nouvelle- Jerusalem, juste Sarai et lui, seuls pour la premiere fois depuis que Rachel etait revenue vivre avec eux, dix-sept annees standard auparavant.
Tout etait loin d’etre idyllique, cependant. Trop frequentes etaient les nuits ou Sol se reveillait tout seul dans le lit et marchait, sur la pointe des pieds, jusqu’a la chambre de Rachel, pour voir Sarai penchee au-dessus du lit ou dormait l’enfant. Souvent, a la fin d’une longue journee, tandis qu’il lui donnait son bain dans la vieille baignoire de ceramique ou qu’il la bordait dans sa chambre aux murs baignes d’une lumiere rosee, la petite fille lui disait :
— J’aime bien etre ici, papa, mais est-ce qu’on ne pourrait pas rentrer a la maison demain ?
Et Sol se contentait de hocher la tete.
Apres une derniere histoire dans son lit, apres la berceuse et le dernier baiser, quand il etait sur qu’elle dormait, il sortait de la chambre a reculons, sur la pointe des pieds, pour entendre, etouffe par les couvertures, un ultime : « Salut, poilu » auquel il se devait de repondre par le traditionnel : « A plus tard, tete de lard ». Puis, s’etant lui-meme glisse dans son lit a cote de la forme probablement endormie, a en juger par sa respiration paisible, de la femme qu’il aimait, il contemplait les rayons de lumiere pale de l’une des deux petites lunes d’Hebron, ou peut-etre des deux, qui se deplacaient sur les murs de pise, et il parlait a Dieu.
Sol parlait a Dieu depuis des mois avant de prendre veritablement conscience de ce qu’il faisait. Cette idee l’amusait. Les entretiens n’etaient nullement des prieres, mais prenaient la forme de monologues furieux, juste a la limite de la diatribe, qui devenaient de vigoureuses altercations avec lui-meme. Mais peut-etre pas seulement cela. Il s’avisa en effet un jour que les sujets de ces debats tres mouvementes etaient si profonds, les enjeux si serieux et les champs de discussion si vastes que le seul etre a qui il pouvait veritablement s’en prendre pour toutes ces deficiences etait Dieu lui-meme. Mais comme le concept d’un Dieu personnel, ne dormant pas la nuit, penche sur les problemes des hommes, lui avait toujours paru totalement absurde, la simple pensee de ces conversations le faisait douter de sa propre sante mentale.
Cependant, les entretiens continuaient.
Sol aurait voulu savoir comment toute une ethique – et, a plus forte raison, une religion assez indomptable pour avoir survecu a tous les maux que l’humanite avait pu accumuler sur elle – pouvait decouler d’une injonction divine a un pere d’assassiner son fils. Sol ne tenait pas compte du fait que le commandement avait ete annule a la derniere seconde. Il refusait de considerer qu’il s’agissait d’un test d’obeissance. En fait, l’idee meme que c’etait son obeissance qui avait fait d’Abraham le pere de toutes les tribus d’Israel le mettait dans une colere noire.
Apres avoir consacre cinquante-cinq annees de sa vie a l’etude des systemes ethiques, Sol Weintraub en etait arrive a une conclusion unique et inebranlable. Pour lui, toute allegeance a une divinite ou bien a un concept ou encore a un principe universel qui placait l’obeissance avant un comportement decent face a une creature humaine innocente etait necessairement mauvaise.
— Et comment definis-tu donc l’innocence ? lui demanda la voix vaguement amusee et un peu agacee qu’il associait a ces discussions.
— Un enfant est toujours innocent, repliqua Sol. Isaac etait innocent. Rachel l’est aussi.
— Le simple fait d’etre enfant la rend innocente ?
— Oui.
— Et il n’existe pas de situation dans laquelle le sang des innocents doive etre verse pour une cause plus large ?
— Non.
— Mais je suppose que l’innocence n’est pas l’apanage des enfants ?
Sol hesita, redoutant un piege, essayant de deviner ou son interlocuteur subconscient voulait l’entrainer. Mais il ne trouva rien.
— Non, repondit-il. Il n’y a pas que les enfants qui soient innocents.
— Par exemple Rachel ? A l’age de vingt-quatre ans ? Et, quel que soit son age, un innocent ne peut etre sacrifie ?
— C’est exact.
— C’est peut-etre la une partie de la lecon qu’Abraham avait besoin d’apprendre avant d’etre le pere de la