— C’est justement la mon marche. Reviens me voir dans… oh, mettons, cinq myriarevs. Non, je serai genereuse : disons quatre. Cela fait environ quatre ans et demi. Si d’ici la, tu veux toujours etre de-gueri et si tu veux toujours apprendre a chanter, j’exaucerai ces deux souhaits. Marche conclu ?
— Marche conclu. Je reviendrai. »
Robin ne sut jamais s’il en avait dit plus : elle venait en effet de s’apercevoir a l’instant quelle partie de sa main elle etait en train de sucer. Elle regarda, la contempla avec une horreur croissante, poussa un hurlement et bondit. Une fois encore, Gaia vint bouler au pied de son siege puis Robin perdit toute notion des choses avant de se retrouver assise par terre, la douleur irradiant de son petit doigt, celui qui n’aurait pas du etre la. Elle etait en train de mordre dedans tandis que Chris faisait tout pour le lui oter de la bouche. Il n’avait pas besoin de s’affoler : elle cessa bientot et contempla sans mot dire les marques de dents.
« J’y arrive pas !
— Et tu n’as jamais pu y arriver, lui rappela Gaia. Souviens-toi : c’est avec un couteau que tu l’as sectionne. Cette histoire d’amputation d’un coup de dents, c’etait de la publicite. A l’epoque, tu t’y entendais ! Pour ameliorer ton image, tu aurais ete capable de t’etriper toute seule. Je crains que tu n’aies jamais ete qu’une petite peste que seule une mere pouvait aimer. » Sa respiration etait legerement sifflante. « Tout comme maintenant. Franchement, mes enfants, tout cela doit cesser. Deux fois dans la meme journee ! Dois-je endurer les attaques et les voies de fait ? Quel Dieu pourrait admettre ca, je vous le demande ? »
Robin ne faisait plus attention a ce qu’elle racontait. Ce qu’elle retenait de plus triste dans tout cela, ce qu’il lui fallait bien admettre comme elle avait bien admis d’autres choses c’est que Gaia avait en fin de compte partiellement raison : elle n’etait plus Robin-des-neuf-doigts.
« Inutile de faire vos adieux. Partez donc », dit Gaia.
Chris aida Robin a se relever et, tout le long du chemin du retour vers cet ascenseur qui pouvait fort bien, Robin le savait, la larguer dans le rayon de Rhea, elle se demanda si le tatouage de son ventre etait intact, tout en sachant qu’elle n’oserait y regarder que le plus tard possible.
42. La Bataille des vents
Cirocco etait juchee sur une avancee rocheuse dominant la Porte des Vents, la formation la plus occidentale de cette sorte de mesa qui faisait tellement ressembler le cable, connu sous le nom d’Escalier de Cirocco, a une main crochee dans le sol de l’est d’Hyperion. En dessous d’elle, les brins en forme de doigt lancaient au-dessus du sol leurs phalanges noueuses polies par les millions d’annees d’un vent incessant. Entre chaque brin, a l’emplacement correspondant a l’espacement de deux doigts, l’air s’engouffrait par une faille elliptique beante et, par un reseau de conduits interstitiels, montait a l’interieur du cable pour se deverser dans le moyeu lointain avant de redescendre par les rayons, selon ce grand cycle de remplissage qui etait l’essence meme de la vie de Gaia. Le sol etait nu et pourtant la vie, plus vaste, qui s’etendait au-dessous, alentour, le penetrait jusqu’en ses plus infimes molecules, cette vie faisait vibrer les os de Cirocco.
Gaia etait si diablement grosse et il etait si facile de desesperer.
Peut-etre que dans toute sa longue histoire, elle avait ete la seule a avoir ose la defier : Cirocco, la grande Sorciere, avait fait semblant, elle avait fait comme si elle pouvait reellement lui parler en egale, mais elle seule savait a quel point tout cela avait ete vain ; elle seule pouvait etablir la liste repugnante de ses propres crimes.
Au debut, Gaia devait taper sur le sol assez pres de la Sorciere pour parvenir a la mettre au pas. Avec le temps, elle n’avait meme plus eu a lever le pied : Cirocco se tortillait comme un ver et la moindre pression etait tout de suite comprise.
Que sa tactique eut ete la bonne lui semblait a present evident : la seule a avoir ose se dresser pour la defier etait morte a present et son corps consume par la colere d’un sol qui etait le corps de Gaia. C’etait une lecon de choses efficace. Il ne faisait aucun doute que Gaby s’etait comportee comme une idiote. Si pitoyablement derisoire qu’ait pu paraitre sa tentative de rebellion, elle s’etait achevee avec son existence. A peine en avait-elle franchi les premieres etapes que la toute-puissance de Gaia s’etait abattue. Gaia avait tue Gaby sans plus de souci qu’un elephant assoupi ecrase une puce en se retournant.
Cirocco n’avait pas bouge depuis plusieurs heures mais un cri jailli derriere elle la fit retourner, puis se lever. L’ange n’etait encore qu’un point aile mais il grossit rapidement. Les ailes multicolores se jouaient avec habilete des courants pleins de traitrise et vinrent le deposer au sol a deux metres a peine de Cirocco. Non loin derriere arrivaient cinq autres anges.
« Ils sont de retour a Titanville », annonca le premier. Cirocco sentit un poids quitter ses epaules. C’etaient eux qui avaient insiste pour y aller. Mais apparemment, ils etaient trop petits pour l’ire de Gaia.
L’ange examina Cirocco avec un regard insistant :
« Es-tu toujours sure de vouloir le faire ?
— Je ne suis jamais sure de rien. Allons-y. »
Elle s’avanca avec lui jusqu’au bord du precipice. En dessous se trouvait l’entree d’air appelee le Grand Hurleur et connue egalement sous le nom d’Entrejambe de Gaia, a cause de la ressemblance avec un vagin de cette monstrueuse faille verticale ouverte entre deux cuisses de pierre. Il chantait en permanence une note plaintive et grave.
Les anges avancerent derriere elle. Deux d’entre eux prirent fermement ses bras entre leurs mains noueuses. Les quatre autres serviraient de releve pour ce vol dangereux dans une obscurite totale.
Cirocco sauta de la corniche et le vent la happa comme une feuille morte. Elle penetra dans le cable et fonca vers le moyeu.
43. Le Ruban rouge
Cirocco avait baptise ca « Le The chez les Fous », tout en sachant l’expression inappropriee ; c’etait simplement que pendant quelque temps, elle s’etait un peu sentie comme Alice. La suite desesperee qui entourait Gaia aurait mieux eu sa place sur la scene existentialiste d’un Beckett qu’au pays des merveilles de Carroll. Malgre tout, elle n’aurait pas ete surprise de voir quelqu’un lui offrir une demi-tasse de the.
La foule etait au plus haut point sensible a l’humeur de Gaia. Tandis qu’elle approchait, Cirocco n’avait jamais ressenti une telle reticence, ni releve une telle nervosite lorsque Gaia l’eut enfin remarquee.
« Eh bien, eh bien, lanca-t-elle. Si ce n’est pas le capitaine Jones ! Que nous vaut l’honneur de cette visite aussi spontanee qu’impromptue ? Toi la, dont j’ignore le nom, apporte a la sorciere quelque chose de frais dans un grand verre. N’importe quoi, pourvu que ca ne contienne pas d’eau. Prends donc cette chaise, Cirocco. Veux-tu que je te demande autre chose ? Non ! Bon. » Gaia semblait provisoirement a court de paroles. Assise dans son vaste fauteuil, elle marmonna jusqu’a l’arrivee de la boisson de Cirocco.
Cirocco contempla le verre comme si elle n’avait jamais rien vu de semblable.
« Peut-etre preferes-tu la bouteille ? » suggera Gaia. Cirocco releva les yeux pour croiser son regard. Puis, revenant au verre, elle le prit et le retourna, lui imprimant un lent mouvement circulaire jusqu’a ce qu’une sphere de liquide se forme et descende doucement vers le sol. Elle projeta enfin le verre dans les airs et il montait encore lorsqu’il disparut hors du cercle de lumiere. La sphere s’aplatit et se mit a imbiber le tapis.
« Est-ce ta facon de m’annoncer que tu es devenue abstinente ? demanda Gaia. Que dirais-tu d’un
— La ferme ! »
Penchant legerement la tete, Gaia considera la chose et fit comme on le lui avait demande. Elle croisa les mains sur l’estomac et attendit.
« Je suis venue donner ma demission.