la tete dans ses mains. Elle ne bougea pas de deux heures.
L’absence de Cirocco passa dans la detente et les jeux. Les Titanides n’y preterent pas attention, pas plus que Chris. Gaby etait nerveuse la plupart du temps. Robin s’ennuyait de plus en plus d’heure en heure.
Elle se mit au tournage du bois, enseignee par les Titanides, mais elle n’avait pas la patience. Elle voulait demander a Chris de lui apprendre a nager mais elle sentait qu’il valait mieux pour elle ne pas se representer nue devant lui. Gaby resolut le probleme en lui suggerant de porter un maillot de bain. On eut tot fait d’en improviser un. L’idee d’un maillot de bain etait pour Robin aussi inattendue que celle de porter des chaussures sous la douche mais elle fit l’affaire. Elle prit trois lecons dans le bassin qu’elle avait a tort nomme marigot (il n’y avait pas de marees a Gaia). En retour, elle instruisit Chris dans les arts martiaux, un domaine qui lui etait peu familier. Les lecons durent etre provisoirement suspendues lorsqu’elle apprit elle-meme une chose, a savoir que les testicules sont etonnamment fragiles et peuvent occasionner a leur proprietaire des douleurs considerables. Elle epuisa a l’occasion son stock d’excuses ; elle etait sincerement desolee, mais comment aurait-elle pu savoir ?
Deux incidents seulement animerent ces deux jours sinon proches du coma. Le premier advint peu apres le depart de Cirocco, alors que Gaby semblait ne pas pouvoir tenir en place. Elle les emmena hors du camp par une piste etroite qui menait a la haute corniche ceinturant le cable. Tous les sept passerent l’heure suivante a parcourir a pas prudents le sol irregulier dont la pente tombait vers la mer, cinquante metres plus bas. Ils firent presque la moitie du tour du cable jusqu’a un point ou la corniche s’etait effondree. Juste devant se trouvait un renfoncement entre deux brins, a l’abri duquel etait dresse un pilastre trapu. Sur ce socle il y avait la statue doree d’une creature etrangere.
Elle evoquait a Robin la reine des Grenouilles d’un conte de son enfance. C’etait un etre evidemment aquatique : il avait six pattes, certes, mais elles se terminaient par de larges nageoires. La creature etait accroupie, tournee vers la mer, massive et voutee. Bien que la statue fut recouverte d’algues seches, rien ne poussait dessus. Son ?il unique etait une orbite vide.
Elle est la depuis dix mille ans au moins, dit Gaby. Il y avait un ?il dans cette orbite ; un diamant gros comme ma tete. Je l’ai vu une fois, il semblait lumineux. » Elle donna un coup de pied dans le sable et Robin vit avec etonnement en emerger une creature de la taille d’un gros chien qui s’eloigna en battant de ses six pattes a nageoires. La bete etait jaune et passablement repugnante. Elle n’avait que la peau sur les os. Elle ne ressemblait guere a la statue, mais malgre tout il y avait un air de famille. La chose se retourna a un moment, ouvrit une bouche garnie de plusieurs milliers de longues dents jaunatres, siffla et poursuivit sa reptation.
« Ces creatures etaient tellement abjectes que leur simple vue aurait flanque une crise cardiaque a un glouton. Elles etaient tellement vives que tu te retrouvais les tripes sur le sol avant meme de les avoir apercues. Elles avaient l’habitude de se cacher dans le sable, comme celle-ci. Des que la premiere avait saute, les autres jaillissaient de partout. J’en ai vu une recevoir plusieurs blessures mortelles par balles et survivre quand meme assez longtemps pour tuer l’homme qui lui avait tire dessus.
— Que leur est-il arrive ? » demanda Chris.
Gaby saisit un gros coquillage et l’envoya se briser contre l’image de pierre. Immediatement, une douzaine de tetes surgirent du sable, la gueule beante. Robin saisit son arme mais c’etait inutile : les creatures regarderent autour d’elles, confuses puis se rencognerent dans leur cachette.
« Elles avaient ete mises ici pour garder l’?il de l’Idole, expliqua Gaby. La race qui l’a sculptee a disparu depuis longtemps. Gaia seule en sait quelque chose. Mais on peut etre certains que ce n’etait pas vraiment une idole car ici nul n’a jamais venere personne d’autre que Gaia. Je suppose que c’est une sorte de monument. En tout cas, cela faisait mille ans au moins que plus personne ne s’en souciait ou ne l’avait visite.
« Jusqu’a il y a cinquante ans a peu pres. Lorsque les pelerins ont commence a affluer et que Gaia a cree ces animaux, comme des caricatures de leur modele originel. Elle leur a donne une seule pulsion vitale, celle de proteger l’?il a tout prix. Elles firent un sacre bon boulot. Il y a une quinzaine d’annees, l’?il n’avait toujours pas ete pris. J’ai moi-meme connaissance de cinq personnes qui sont mortes a l’endroit meme ou nous nous trouvons, et il est certain qu’il y en eut bien plus.
« Mais apres la disparition de l’?il, les gardiens se retrouverent desempares. Gaia ne les avait pas programmes pour mourir, si bien qu’ils se contentent de manger, un peu, et de vieillir doucement. Mais leur unique activite est d’attendre la mort.
— Alors, c’etait juste un defi ? demanda Robin. L’?il avait deja disparu lorsqu’elle s’est mise a oser demander aux gens de… de partir et de se prouver que…» Elle etait incapable de terminer sa pensee. Sa colere etait revenue avec toute sa violence.
« C’est cela meme. Une chose qu’elle a oublie de te preciser, toutefois, c’est que Gaia est truffee de coins identiques. Je suis certaine qu’elle t’a servi son baratin sur les 101 dragons et les joyaux gros comme des merdes de zeppelin. Il faut dire que l’endroit est envahi de pelerins depuis un demi-siecle, tous en quete de quelque exploit stupide a accomplir. Tout un tas sont morts en essayant, mais le probleme chez les hommes est que, pourvu qu’ils soient assez nombreux a essayer, ils finiront par accomplir pratiquement n’importe quoi. Ce sont les dragons qui ont deguste le plus. Il n’en reste plus beaucoup et il y a plethore d’humains. Gaia pourrait en susciter de nouveaux quand elle le veut mais elle n’a plus le c?ur a ca. Elle se fait vieille et n’arrive plus a suivre le train. Les choses se deglinguent et ne sont pas reparees avant longtemps, quand elles le sont. Je doute qu’il reste plus de douze dragons ou deux douzaines de monuments non pilles.
— On manque de quetes », remarqua Valiha ; elle ne comprit pas pourquoi Robin riait aussi fort.
Chris semblait deprime au retour. Robin savait qu’il s’etait vu accomplir des exploits dignes de la legende, meme s’il n’en etait pas conscient. Apres tout, c’etait un homme, piege dans ses jeux de soldats de plomb sauteurs. Robin quant a elle, se fichait eperdument qu’il y ait encore des dragons ou non.
Le second incident fut toutefois plus interessant : il se produisit apres leur seconde periode de sommeil. Gaby qui n’avait pas dormi la premiere fois s’eveilla et decouvrit en sortant de sa tente d’enormes traces dans le sable. Elle appela les Titanides qui vinrent du radeau au galop. Le temps qu’elles arrivent, Chris et Robin etaient egalement debout.
« Ou diable etiez-vous donc ? » s’enquit Gaby en montrant une trace de pied longue d’un metre.
« On travaillait sur la
— Oui, mais ca ? Vous etes censees…
— Attendez une minute, coupa Cornemuse avec vigueur. C’est vous-meme qui m’avez dit qu’il n’y avait rien a craindre ici. Ni sur terre, ni sur…
— D’accord, d’accord, excuse-moi. Ne discutons pas. » Robin ne fut pas etonnee de voir Gaby reculer si rapidement. Les Titanides se fachaient si rarement que cela en avait un effet presque calmant quand l’une d’elles se mettait en colere.
« Voyons ca de plus pres. »
C’est donc ce que l’on fit, examinant une trace en detail, et suivant son parcours pour determiner d’ou la creature etait venue et ou elle etait passee. Les resultats avaient de quoi effrayer. Les traces de pas apparaissaient a un bout de la crique, se dirigeaient droit vers le camp et faisaient un cercle autour de la tente de Gaby avant de s’evanouir a nouveau au bord de l’eau.
« A ton avis, c’etait quoi ? » demanda Gaby a Valiha qui s’etait agenouillee pour examiner l’une des traces a la lueur d’une lanterne.
« Sur que j’aimerais bien le savoir ! Ca ressemble a la serre d’un oiseau. Il en existe bien de cette taille a Phebe, mais ils sont incapables de voler ou de nager, alors que feraient-ils ici ? Peut-etre que Gaia a encore concocte quelque chose de nouveau. Je veux etre pendue si ca ne ressemble pas a un poulet geant !
— Je ne crois pas que j’aimerais le rencontrer, dit Robin.
— Moi non plus. » Gaby se redressa, toujours soucieuse.
« Que personne n’efface celle-ci. Je veux que Rocky l’examine a son retour. Peut-etre saura-t-elle ce que c’est. »