plus qu’elle – puis finit par donner l’ordre de lever le camp en disant a Psalterion de mettre le cap vers l’interieur.

Elle ne sut jamais si elle avait fait le bon choix ; toujours est-il qu’il n’etait pas trop mauvais. Ils durent bien sur evoluer avec precaution a certains endroits mais le terrain n’etait pas aussi difficile qu’il avait paru. Ils deboucherent sur la rive sud de la baie du Serpent. On ne pouvait guere parler de plage – la baie etait aussi encaissee qu’un fjord norvegien –, mais a partir de la Gaby connaissait le chemin. La route circulaire rejoignait l’Ophion a cet endroit apres avoir traverse la partie nord de Rhea et descendu les passes tortueuses de l’ouest des monts Nemesis.

Pour une raison inconnue, l’?uvre de Gaby avait mieux subsiste qu’ailleurs sur ce troncon de trente kilometres. La Plus grande partie de l’asphalte etait craquelee et boursouflee ; elle avait disparu par endroits mais sur cinquante ou cent metres ils pouvaient encore marcher sur un revetement a peine change depuis l’epoque ou les equipes de Gaby l’avaient depose. Dans ce secteur, le soubassement etait particulierement dur et stable. Gaby avait du bien souvent creuser le passage a l’explosif. Elle aurait cru pourtant que les pluies regulieres auraient fini par l’obstruer depuis longtemps.

Malgre tout, la route etait la, qui serpentait au long des sept pompes massives alignees dans la gorge. Gaby appelait les pompes Prof, Joyeux, Atchoum, Grincheux, Dormeur, Simplet et Timide et ne cherchait plus a s’excuser de cette terminologie : elle n’y pouvait rien ; elle etait venue a bout des noms grecs. De tous, c’etaient Atchoum et Grincheux les plus appropries. Les pompes faisaient un potin epouvantable. On aurait pu aussi disserter longtemps sur un nom comme Simplet.

La tempete commencait a faiblir lorsqu’ils approcherent du sommet du systeme de pompage. C’etait le point culminant de l’Ophion. Depuis le niveau de Nox – deja la plus elevee des dix mers principales de Gaia –, les sept Nains faisaient encore monter les eaux de quatre mille metres. L’endroit se nommait la passe de Rhea. De la, on pouvait decouvrir, vers l’ouest, le mur alpin de la chaine des Nemesis : des dents dechiquetees qui se detachaient devant le vert et le bleu de Crios dont les plaines fertiles au sud et les lacs au nord s’incurvaient derriere les montagnes. Une pluie persistante continuait de tomber sur la passe mais le temps s’eclaircissait a l’est. Gaby decida qu’on construirait des canoes afin que l’expedition emprunte le fleuve pour essayer de gagner une region seche avant d’installer le camp.

Une fois encore, l’attitude de Chris amusait Gaby. Il contemplait avec des yeux ecarquilles les Titanides en train de selectionner les arbres a canoes qu’en quelques coups de hache bien places elles debitaient en planches et en membrures parfaitement cintrees. Il hochait la tete avec etonnement devant la facon dont elles assemblaient a queue d’aronde des charpentes qui n’avaient besoin que d’un habillage de cuir, recupere sur la flotte originelle d’Hyperion. En a peine plus d’une rev les embarcations etaient pretes.

Gaby se surprit a regarder Chris durant le chargement des canoes. Mais le fait est qu’elle le trouvait par bien des cotes irresistible. Sa curiosite quasi enfantine, ce desir qu’il avait d’ecouter tandis qu’avec Cirocco elle decrivait les merveilles de Gaia l’emplissaient de desir et de nostalgie : elle aussi avait ete comme ca. C’etait tout le contraire de Robin qui en general ecoutait juste assez pour se persuader que la conversation n’avait aucun interet pour elle. Elle supposait que sans doute les difficultes de son existence l’avaient rendue ainsi mais Chris non plus n’avait pas eu la vie facile. Cela se voyait dans ses moments lunatiques et calmes. Il etait plutot timide mais pas au point de se fondre dans le decor. Lorsqu’il etait vraiment sur d’avoir un auditoire, il pouvait se montrer loquace.

Et puis – pourquoi se le cacher –, elle eprouvait une attirance physique. C’etait un fait remarquable : la derniere fois qu’un homme l’avait attiree physiquement remontait a plus de vingt ans. Mais quand il souriait, elle se sentait bien. Et lorsqu’elle etait la raison de ce sourire, elle se sentait encore mieux. Ses traits avaient une beaute dissymetrique, ses epaules etaient larges et ses bras muscles et il avait un merveilleux cul. Le petit bourrelet de graisse autour de sa taille avait deja commence a fondre ; encore quelques semaines d’exercice et il se retrouverait mince, les hanches etroites : c’est ainsi qu’elle aimait les hommes. Elle se sentait deja l’envie de lui passer les doigts dans les cheveux et de lui mettre la main dans le froc pour tater le terrain.

Mais elle n’en ferait rien. Pas cette fois-ci. Pas avec une Valiha qui lui tournait autour, une Cirocco que seule sa megagueule de bois mettait a l’ecart et – Gaby commencait a le suspecter – une Robin a l’evidence desireuse de se lancer dans des experiences d’ethnologie comparee.

Il avait assez de problemes comme ca sans que Gaby Plauget tente en plus de l’integrer au desastre qu’elle avait fait de sa vie amoureuse. Et elle savait que pour Chris, le plus gros probleme potentiel etait celui dont il avait le moins conscience. Son nom etait Cirocco. Chris n’y etait pas encore prepare et Gaby comptait faire tout son possible pour l’en proteger.

* * *

Le troncon de l’Ophion sur lequel ils venaient d’entrer etait a l’oppose de celui sur lequel ils avaient navigue dans Hyperion. Il fallait s’y adapter. Pour les rapides les plus delicats, Gaby exigea la presence de canoeistes confirmes a l’avant et a l’arriere. Les Titanides faisaient toutes l’affaire, tout comme Cirocco et Gaby. Chris etait un peu juste, mais ca irait. En revanche, Robin etait absolument novice et elle ne savait pas nager. Gaby la mit entre deux Titanides avec les deux autres dans le second bateau tandis que Chris, Cirocco et elle-meme prenaient le troisieme et halaient le dernier. Dans les passages tranquilles, elle laissait Robin prendre la tete et la rejoignait pour lui indiquer la man?uvre. Comme pour tout, Robin s’y employait avec obstination et elle ne fut pas longue a montrer des progres.

C’etait un voyage revigorant. Chris etait enthousiasme, quant a Robin elle petillait d’excitation lorsqu’ils etaient parvenus au bas d’un rapide. Une fois meme, elle leur suggera de faire demi-tour pour recommencer, avec une mimique de gosse de trois ans. Elle n’avait de cesse que d’etre assise seule en tete. Gaby le comprenait parfaitement ; il y avait peu de chose qu’elle aimait autant que defier les eaux ecumantes. Lorsqu’elle naviguait avec Psalterion, elle affrontait le fleuve, prenait des risques. Maintenant, tout en ne boudant pas son plaisir, elle apprenait une chose qu’avait depuis bien longtemps pu decouvrir Cirocco : Ce n’est plus du tout pareil lorsqu’on est le chef. Etre responsable des autres vous rend prudent et un rien bougon. Il lui fallait insister pour que Robin porte son gilet de sauvetage.

Ils atteignirent la zone crepusculaire occidentale de Crios avant de faire etape. Tout le monde etait delicieusement epuise. On fit un diner leger, puis un solide petit dejeuner avant de repartir vers des zones de plus en plus claires. S’il etait une chose pour ajouter au plaisir d’etre sur le fleuve, c’etait de sortir des pluies rheanes pour entrer dans le soleil crien. Les Titanides donnerent le ton en entamant la traditionnelle chanson de marche gaienne : Le Merveilleux Magicien d’Oz. Et c’est sans surprise ni honte que Gaby sentit des larmes emplir ses yeux a la fin du morceau.

* * *

L’Ophion deboucha en pleine lumiere en un point situe legerement au nord du cable incline ouest, symetrique de l’Escalier de Cirocco. Le fleuve tournait ensuite vers le sud et conservait cette direction pendant une centaine de kilometres. Les rapides devenaient moins frequents meme si le cours demeurait vif. Ils ne se presserent pas, se contentant juste de pagayer dans les eaux calmes et le reste du temps se laissant porter par le courant.

Gaby les fit s’arreter assez tot, lorsqu’ils eurent atteint un endroit ou elle avait campe auparavant. Elle considerait le site comme l’un des plus jolis de la chaine des Nemesis et annonca qu’on y resterait huit revs pour se reposer avant de repartir. La perspective semblait agreable, surtout pour les Titanides qui proposerent de preparer leur premier repas decent depuis plusieurs jours.

Lorsque Chris se proposa pour attraper quelque chose pour le diner, Gaby lui montra quels roseaux couper pour confectionner une canne a peche. Robin semblant interessee, elle lui apprit a mettre un appat sur un hamecon et a lancer une ligne, ainsi qu’a man?uvrer les moulinets de bois rudimentaires qu’avaient apportes les Titanides. Ils prirent position dans les eaux peu profondes, sous leurs pieds nus un lit de roches usees, et commencerent a lancer.

« Qu’est-ce qu’on prend dans le coin ? s’enquit Chris.

— Que prendrait-on dans le meme genre de torrent, chez toi ?

— Des truites, probablement.

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