L’immersion dans le fleuve avait une certaine poesie rustique mais l’Ophion n’avait cure du respect du aux morts. Le fleuve deposa Psalterion sur un banc de vase a trois kilometres en aval. Lorsqu’ils passerent devant le spectacle grotesque qu’il offrait, les Titanides ne lui jeterent pas meme un regard .
Chris, quant a lui, ne put s’en detacher. Le cadavre grouillant de charognards devait pendant longtemps encore hanter son sommeil.
28. Triana
Une coutume frequente en cartographie gaienne etait d’ombrer les six regions nocturnes pour souligner le fait que le soleil n’y brillait jamais. Les zones diurnes en ressortaient d’autant mieux. Tethys etait habituellement teintee de jaune ou de brun clair pour indiquer que la region etait desertique. Ce qui parfois induisait les voyageurs a croire que le desert debutait des la zone crepusculaire Phebe-Tethys. Ce n’etait pas le cas. La roche denudee et les dunes encerclaient en fait le marais central de Phebe, projetant par le nord et le sud des bras arides qui s’etendaient vers l’ouest jusqu’aux cables centraux.
L’Ophion coulait plein est au centre de la partie orientale de Phebe, en s’etant apparemment creuse un defile long de cent kilometres connu sous le nom de Canyon de Confusion. Mais comme ce nom l’indiquait, rares etaient les notions geologiques applicables a l’interieur de Gaia. Le canyon etait la parce que Gaia l’avait voulu ; ses trois millions d’annees etaient bien loin d’avoir suffi aux eaux pour le creuser aussi profondement. Malgre tout, c’etait une imitation passable meme si elle avait plus un air de famille avec les zones d’effondrement martiennes du
Apres avoir descendu le fleuve un certain temps, Robin se retrouva au
En tout et pour tout, il leur fallut trois hectorevs pour sortir du canyon. Jamais ils n’avaient progresse aussi lentement. Les fruits frais qui jusqu’a present composaient une part delicieuse de leur ordinaire etaient desormais introuvables. Ils vivaient des provisions sechees de leurs paquetages. Il restait encore du gibier. La fois qu’ils decouvrirent sur un plateau une abondance de petits decapodes ecailleux, les Titanides en abattirent plus d’une centaine et passerent trois jours a les fumer et a les conserver a l’aide d’une preparation a base de feuilles et de racines.
Robin ne s’etait jamais sentie aussi forte : elle avait decouvert avec surprise que cette vie rude lui convenait. Elle s’eveillait rapidement, mangeait en quantite et dormait parfaitement a la fin de la journee. S’il n’y avait pas eu la mort de Psalterion, elle aurait vraiment pu se dire heureuse. Ce qui ne lui etait pas arrive depuis bien longtemps.
Cela faisait une impression des plus bizarres de voir l’Ophion s’interrompre a la lisiere du jour et pourtant c’etait bien le cas. A son extremite orientale, il se deversait dans un petit lac brun, le Triana, et n’en ressortait pas de l’autre cote. Jusqu’a present le fleuve avait ete le facteur constant de tout leur voyage ; ils ne l’avaient quitte que pour contourner les pompes. Meme Nox et Crepuscule n’etaient en fait que des extensions du fleuve. Pour Robin, cela lui faisait l’effet d’un mauvais presage.
Ce presage n’etait rien devant le spectacle qui s’offrit a leurs yeux tandis que leur petite flotte s’approchait de la berge trianenne : c’etait un ossuaire. Les ossements de millions de creatures jonchaient la plage de sable blanc en formant de grandes vagues immobiles, des amoncellements de dunes et de golgothas branlants. Lorsqu’ils atteignirent la rive, ils se trouvaient dans l’ombre d’une omoplate haute de huit metres tandis que leurs pieds ecrasaient les cotes de creatures plus petites que des souris.
C’etait comme le bout de toutes choses. Robin, qui ne se croyait pourtant pas superstitieuse, ne pouvait se defaire d’un sombre pressentiment. Elle avait rarement pris garde a la texture pale du jour dans Gaia. Tout le monde parlait de cet « apres-midi perpetuel » qui regnait dans l’anneau. Pour Robin cela aurait aussi bien pu etre le matin. Mais pas ici. Les berges du Triana etaient figees dans un instant au bord de la fin du Temps. Ces amas d’ossements fermaient l’horizon de la mort, necropole enchassee dans les vastes etendues desertiques et brunes de Tethys.
Elle se souvint d’une expression de Gaby qui comparait l’Ophion a des toilettes. Vu de Triana, c’etait certainement l’impression qu’il donnait : tous les morts de la grande roue etaient venus trouver le repos aux berges de ce lac. Elle faillit dire quelque chose a Gaby, se reprit juste a temps. Sans doute Psalterion finirait-il la, lui aussi.
« Mal a l’aise, Robin ? »
Levant les yeux, elle vit que la Sorciere la regardait. Elle se secoua pour se debarrasser de l’impression melancolique qui l’avait envahie. Sans grand succes. Cirocco lui posa une main sur l’epaule et la conduisit au long de la plage. Quelques semaines plus tot, Robin aurait repousse pareil geste mais aujourd’hui elle l’accueillait volontiers. Le sable avait la finesse du sucre en poudre et chauffait agreablement les orteils.
« Ne te laisse pas tromper par les apparences, lui dit Cirocco. Ce n’est pas ce que tu crois.
— Je ne sais pas ce que je crois.
— Ce n’est pas la poubelle de Gaia. C’est bien un cimetiere. Mais pas le bout de l’Ophion. Le fleuve coule sous terre et reparait de l’autre cote de Tethys. Les os sont apportes ici par les charognards. Ils font environ un demi-metre de long ; certains vivent dans le sable, d’autres dans le lac. C’est une affaire complexe mais disons que chaque espece ne peut se passer de l’autre. Elles se rencontrent ici sur la berge pour echanger des presents, s’accoupler et se disperser. Ce schema est frequent en Gaia.
— Plutot deprimant.
— Les Titanides aiment le coin. Elles n’y viennent pas nombreuses mais celles qui le font prennent des tas de photos pour les montrer a leurs copines. C’est assez joli, une fois qu’on s’y est fait.
— Je ne crois pas que je m’y ferai. » Robin s’essuya le front puis ota sa chemise et s’approcha de l’eau. Elle l’y trempa, l’essora et la renfila. « Pourquoi fait-il une telle chaleur ? Le soleil n’est pas suffisant pour vous chauffer la peau mais le sable est brulant.
— Cela vient du sous-sol : toutes les regions sont chauffees et refroidies par des fluides souterrains. Ils sont pompes vers les grandes voiles situees dans l’espace pour etre rechauffes sur la face eclairee ou refroidis sur la face obscure. »
Robin regarda le visage bruni de Cirocco, la peau bronzee de ses bras nus et de ses jambes. Elle se rappela qu’en dessous de la couverture rouge qui etait apparemment son unique vetement, son corps etait tout aussi brun. Bon sang, on aurait vraiment dit un bronzage et la chose la preoccupait depuis plusieurs semaines maintenant. Elle-meme etait restee aussi blanche qu’au jour de son arrivee.
« Est-ce que toi et Gaby vous etes naturellement cafe-au-lait ? On ne le dirait pas, mais je ne peux pas croire que vous ayez pris ce bronzage ici.
— Je suis un peu plus brune que Gaby mais elle a la peau aussi claire que toi. Et tu as raison, le soleil n’en est pas la cause. Je t’en parlerai peut-etre un de ces jours. » Elle s’arreta pour regarder vers l’est. Une faille dans les hauts tumulus d’ossements permettait d’apercevoir un alignement de collines basses a quelques kilometres de distance. Elle se tourna et appela les autres que Robin, a son etonnement, decouvrit a plus de deux cents metres en contrebas.
« Une fois que vous aurez demonte les embarcations, rejoignez-nous ici. »
En quelques minutes, tout le monde s’etait assemble autour de Cirocco, accroupie sur le sable pour y dessiner une longue carte.
« Phebe, Tethys, Thea, Triana. » Elle pointa un petit cercle puis dessina une serie de pics immediatement a