Lorsqu’elle avait neuf ans, Robin avait lu un livre qui devait lui laisser une impression durable. C’etait l’histoire d’une vieille pecheuse qui, seule dans son petit bateau, avait ferre un enorme poisson et luttait contre lui pendant des jours a travers vents et marees. Ce n’etait pas tant le combat contre la bete qui l’avait terrorisee mais bien l’evocation de la mer : profonde, sombre, froide et sans merci.
Elle trouva curieux de ne pas s’etre souvenue du livre alors qu’ils traversaient Nox ou Crepuscule. Il lui semblait encore plus etrange d’y penser a l’heure actuelle, en plein jour au milieu d’un desert aride. Et pourtant, le sable etait une mer. Il ondulait en larges vagues. Dans le lointain, quelque perturbation atmospherique le faisait scintiller comme du verre. Et sous la surface vivaient des monstres plus terribles encore que le poisson de la vieille femme.
« Je viens de penser a quelque chose », dit Cirocco. Elle chevauchait, seule, sur Cornemuse suivie par Robin sur Hautbois puis Chris et Gaby sur Valiha. « Nous aurions du aller vers le nord pour gagner la route puis retourner a l’ouest jusqu’au cable. Ca aurait reduit le trajet sur le sable sec. »
Robin se rememora la carte dessinee par Cirocco.
« Mais on aurait passe plus de temps sur le plat, fit-elle remarquer.
— C’est vrai. Mais dans un sens, les esprits m’inquietent plus que les bombourdons. »
Robin ne le dit pas mais elle partageait ce sentiment. Bien qu’elle fut censee scruter le ciel, son regard etait sans cesse ramene vers les sabots de Hautbois qui soulevaient des panaches de sable. Elle ne parvenait pas a comprendre comment la Titanide pouvait le supporter. Elle-meme avait les orteils qui se crispaient dans ses bottes a l’idee de ces horreurs. A tout moment une gueule immonde pouvait surgir et engloutir les jambes de la Titanide. Sauf que Cirocco lui avait dit que les esprits etaient depourvus de bouche et se nourrissaient par absorption directe a travers leur carapace cristalline. Ils n’avaient meme pas de visage…
« As-tu envie de faire demi-tour ? demanda Gaby.
— Je ne pense pas. Nous sommes presque a mi-chemin.
— Ouais, mais nous savons que derriere nous il n’y a pas d’esprits-de-sable…»
A peine Gaby avait-elle cesse de crier que les sens aiguises de Robin l’avertirent que quelque chose n’allait pas. Elle avait une idee fort precise de ce que Gaby devait avoir vu et il ne lui fallut que quelques secondes pour reperer, sur le flanc de la dune de cinq metres qui etait derriere leur convoi, les sillons revelateurs dans le sable : profonds en tete puis s’evasant comme la queue d’une comete. Elle en vit une douzaine puis se rendit compte que c’etait seulement le premier parmi cinq ou six groupes.
Il etait inutile de sonner l’alarme : Robin vit Cirocco debout sur Cornemuse, le dos a la marche. Valiha pressa le pas pour se mettre a la hauteur de Hautbois et de Robin. Gaby passait des vessies a Chris et a Valiha.
« Passe-m’en une », dit Hautbois et Robin s’executa, sentant la Titanide presser le pas. Pour la premiere fois elle pouvait percevoir les tressautements associes generalement a la marche a cheval.
« Gardez vos munitions pour l’instant, dit Gaby. Ils ne peuvent pas se deplacer plus vite et nous les distancons aisement.
— Facile a dire pour toi », remarqua Valiha. Sa peau jaune mouchete etait luisante de sueur et d’ecume.
« Il est temps de changer, dit Hautbois. Valiha, passe-moi un peu Gaby. Robin, tu vas devant. » Robin fit ce qu’on lui disait en remarquant qu’elle se trouverait ainsi prise en sandwich entre Hautbois et Cornemuse ; et meme s’il etait douloureux de l’admettre, elle ne s’en plaignait pas. Ces esprits invisibles la terrorisaient plus que tout ce qu’elle avait pu rencontrer a Gaia.
« Rien qu’une seconde », dit Gaby. Et sans tenir compte de ses propres instructions elle projeta une vessie dans la direction d’un groupe d’esprits. Ils la sentirent a cinquante metres de distance. Certains firent un large crochet pour eviter la zone empoisonnee tandis que d’autres disparaissaient entierement.
« Je les ai eus », dit Gaby avec satisfaction en atterrissant sur le dos de Hautbois. Elle se mit derriere Robin. « Ceux qui ont disparu se sont enfonces plus profondement dans le sable mais ca va les ralentir considerablement. Ils ne peuvent foncer qu’a proximite de la surface, la ou le sable est moins compact. » Robin regarda derriere et vit que ceux qui avaient fait un detour reprenaient tout juste la poursuite, derriere l’avant-garde.
« Et vous, les amis ? demanda Cirocco a l’adresse des Titanides. Etes-vous capables de maintenir ce train jusqu’au cable ?
— Cela ne devrait pas poser de probleme, lui assura Cornemuse.
— Alors, nous sommes sauves, dit Gaby. Rocky, tu ferais bien de balancer devant nous une petite bombe de temps a autre. Ca devrait nous eviter les risques d’embuscade.
— Ca marche ! Robin, Chris, cessez de regarder par terre ! »
Robin se forca a regarder vers le ciel, toujours aussi douloureusement degage et fort heureusement vide de bombourdons. C’etait l’une des choses les plus difficiles qu’elle ait jamais faites. Cela n’aurait pas ete pis si ses propres pieds avaient du fouler cette horrible mer de sable ; a l’instar du passager arriere pressant un frein imaginaire, elle se surprit a lever les pieds dans un effort pour faire avancer Hautbois avec plus de prudence.
Le groupe avait atteint la crete d’une dune et s’appretait a la redescendre lorsque Cirocco lanca un cri d’avertissement.
« A droite, toute, les gars ! Cramponnez-vous ! »
Robin etreignit le tronc de Hautbois tandis que la Titanide plantait ses sabots dans le sable et pivotait en basculant presque de quarante-cinq degres. La progression devenait nettement plus heurtee a mesure que croissait la fatigue de Hautbois. Robin eut une breve vision du mouvement au pied de la dune, apercut plusieurs traces revelatrices au moment ou les esprits fuyaient la vessie qui venait d’exploser brusquement parmi eux. Une rigole d’eau devala de derriere elle, tourna sur la gauche, chuinta en touchant son but. Il y eut un geyser de sable. Un instant, un tentacule souple et insubstantiel fouetta l’air. Lorsque l’eau la touchait la chose emettait un sifflement et se brisait en ecailles de verre qui tourbillonnaient lentement dans la faible gravite. Robin se libera une main et de l’autre empoigna la crosse de son pistolet a eau, en regardant par dessus les larges epaules de Hautbois. Elle pressa la detente et arrosa ce qui se revela etre un carre de desert sans aucun danger.
« Economise-la », avertit Gaby. Robin opina vivement, honteuse de voir l’arme trembler dans sa main. Elle esperait que Gaby ne le remarquait pas. Cette derniere parlait d’une voix calme et posee et donnait a Robin l’impression d’etre agee de dix ans.
Les Titanides avaient decrit un large cercle autour du nid d’esprits-de-sable degage par Cirocco ; elles reprenaient maintenant leur progression vers le cable de Tethys. Robin se rappela qu’il fallait regarder le ciel, ne vit rien, revint vers le sable, a nouveau se forca a lever les yeux. Elle renouvela ce manege une heure durant, et pourtant la base du cable ne se rapprochait toujours pas. Finalement, elle demanda a Gaby depuis combien de temps ils couraient.
« Dix minutes environ », repondit-elle avant de regarder a nouveau derriere elle. Lorsqu’elle se retourna, elle froncait les sourcils. Sur la crete d’une dune a cinq ou six cents metres derriere eux, Robin crut apercevoir les traces d’un esprit. Il longeait les marques laissees par les sabots d’une Titanide. « Ils sont a nouveau derriere, Rocky. » La Sorciere regarda, fronca les sourcils puis eut un haussement d’epaules.
« Et apres ? Ils ne peuvent pas nous rattraper si nous continuons d’avancer.
— Je sais. Et ils doivent le savoir aussi. Alors pourquoi persistent-ils ? »
Cirocco eut un nouveau froncement de sourcils et Robin n’aimait pas ca. Finalement, Gaby annonca qu’elle ne pouvait plus apercevoir leurs poursuivants. Malgre l’epuisement des Titanides, on convint de ne pas ralentir le pas tant qu’ils n’auraient pas gagne le cable.
Hautbois atteignit le sommet de la derniere dune geante avant le cable. Droit devant, Robin pouvait voir le terrain s’elever sans solution de continuite. Elle estima a un kilometre la distance qui les separait de l’obscurite bienvenue regnant sous les brins du cable.
« Bombourdon sur la droite, leur cria Chris. Ne mettez pas encore pied a terre. Il est encore loin. » Robin l’apercut qui contournait le cable par l’est, a peut-etre mille metres de haut.
« Demi-tour derriere la dune, ordonna Cirocco. Je ne pense pas qu’il nous ait reperes. »
Hautbois virevolta et en moins de quelques secondes ils etaient tous les sept caches de l’autre cote. Tous, sauf Robin.
« Descends, bougre d’idiote ! Qu’est-ce qui te prend ? » Elle etait a genoux, penchee en avant, les mains