« Cours donc, idiot ! » glapit-elle et, certes, il courut, mais derriere, cette fois, dans la pale et lointaine lueur jetee par les creatures volantes qui faisaient un halo autour de son ombre en mouvement.
« Combien de temps penses-tu qu’il va falloir courir encore ? lui jeta-t-elle par-dessus l’epaule.
— Jusqu’a ce que je n’entende plus le ressac de l’acide derriere moi.
— Tres bon plan. Tu crois qu’on va distancer les vagues ? Est-ce qu’elles se rapprochent ?
— Peux pas dire. Faudrait que je m’arrete pour ecouter.
— Alors, on ferait mieux de continuer a courir jusqu’a ce qu’on n’en puisse plus.
— Tres bon plan. »
Il semblait improbable que les oiseaux-luire aient pu voler plus vite ; ils avaient pourtant l’air plus lointains que jamais. C’est donc que Robin et lui avaient ralenti l’allure. Sa respiration se faisait rauque et haletante et il souffrait d’un point de cote. Mais il ne percevait toujours aucune elevation du sol. Pour autant qu’il sache, ils pouvaient fort bien se trouver encore plus bas que le plancher de la grotte de Tethys. Celle-ci restait donc tout a fait capable de submerger sur toute sa longueur ce que Chris esperait avec ferveur etre un tunnel de trois cents kilometres rejoignant Tethys a sa s?ur Thea. Mais il restait evidemment possible que ce tunnel ne menat pas du tout a Thea. Il pouvait meme s’achever a tout moment. Il pouvait se mettre a descendre, revelant alors aux fugitifs qu’ils avaient cherche leur salut dans une vulgaire vidange pour le trop-plein d’acide. Mais ils n’avaient pas d’autre choix que de courir. Si le tunnel etait un cul-de-sac, Valiha y arriverait la premiere et ils ne l’avaient pas encore rattrapee.
« Je crois… que ca… remonte. Pas… toi ?
— Peut-etre. Mais… pour combien de temps ? »
Par-devers soi, Chris n’avait pas l’impression d’avoir gagne la moindre hauteur mais si d’imaginer qu’elle grimpait pouvait aider Robin a mettre un pied devant l’autre, il n’y voyait aucun inconvenient.
« Je ne… tiendrai… plus longtemps. »
« Moi non plus », songeait-il. L’obscurite etait desormais presque complete. Le sol n’etait plus aussi regulier qu’auparavant, ce qui accroissait les risques de chute. Dans ces conditions, se relever devenait toute une affaire.
« Encore un effort », souffla-t-il.
Ils se heurterent, s’ecarterent, se heurterent encore. Lorsque Chris s’ecarta vers la droite, son epaule frola la paroi invisible du tunnel. Titubant les mains tendues devant lui, il etait incapable de dire si la lueur qu’il suivait, apparemment a des kilometres devant, etait reelle ou due simplement a la Persistance retinienne. Il craignait de s’ecraser contre le mur si jamais le tunnel faisait un coude. Puis il se rendit compte qu’ils progressaient a present avec une telle lenteur qu’une collision serait sans aucun danger.
« Stop ! » dit-il en se laissant tomber a genoux. Quelque part devant, Robin haletait et toussait.
Durant une periode indeterminee, il ne se soucia plus que l’acide put ramper dans le tunnel derriere lui. La joue posee contre la pierre froide du sol, il s’abandonna. Seuls ses poumons continuaient a travailler, sur un rythme regulierement decroissant. Il avait la gorge brulante et sa salive, rare, etait si epaisse qu’il devait la cracher en longs filets gluants. Il finit par lever la tete, poser les paumes sur le sol, s’agenouiller et, faisant appel a toute sa volonte, retenir sa respiration quelques secondes afin d’ecouter. En vain : le sang bourdonnait a ses oreilles et Robin, proche a le toucher, continuait de haleter et de suffoquer bruyamment. Peut-etre aurait-il percu l’approche de l’acide s’il avait deferle comme une vague mais ce n’etait pas le cas : s’il continuait de monter, ce serait en silence. Il tendit la main et toucha l’epaule de Robin.
« Allez. On ferait mieux de repartir. »
Elle gemit mais se leva en meme temps que lui. Elle chercha sa main a tatons et ils se mirent en marche. Il avait l’epaule qui frottait contre la paroi de droite ; ils continuerent ainsi, Chris effleurant d’une main la pierre froide et serrant de l’autre la chair chaude.
« Nous devons monter, finit par dire Robin : sinon, on aurait ete lessives depuis un bon bout de temps.
— C’est egalement mon avis. Mais je n’y mettrais pas ma main au feu. Il faut continuer a avancer jusqu’a ce qu’on trouve de la lumiere. »
Ils continuerent donc et Chris se mit a compter leurs pas, sans bien savoir pourquoi. Il se dit que c’etait sans doute plus facile que de songer a ce qui pouvait les attendre.
Apres plusieurs centaines de pas, Robin se mit a rire.
« Qu’est-ce qu’il y a de drole ?
— Je sais pas. Je… je crois que je viens juste de m’en rendre compte mais…
Chris etait etonne par sa reaction : il etait sur le point de lui faire remarquer qu’ils etaient loin d’etre sauves, que devant eux la route etait certainement parsemee de pieges qu’ils ne pouvaient meme pas imaginer lorsqu’il fut envahi par une emotion d’une intensite comme il n’en avait jamais connue. Il comprit qu’il souriait a belles dents.
« Bon sang, mais c’est que t’as raison ! »
Maintenant, ils riaient tous les deux. Ils tomberent dans les bras l’un de l’autre et se donnerent de grandes claques dans le dos en se congratulant avec bruit. Il la serra tres fort, incapable de se retenir, mais elle ne fit aucune objection. Et presque aussi brusquement, il se retrouva en train de pleurer, tout en continuant de sourire. Ni l’un ni l’autre ne parvenait a maitriser la rapide succession d’emotions due au relachement d’une tension insoutenable. Ils prononcaient des paroles incoherentes. Ils finirent par se calmer, restant toujours debout accroches l’un a l’autre et se balancant doucement en essuyant leurs larmes.
Lorsque Chris se remit a glousser, Robin le secoua :
« Qu’est-ce qu’il y a de drole, a present ?
— Oh… rien.
— Allez…»
Pendant un moment, il ne voulut rien dire, mais elle le harcela.
« Bon, d’accord. Bordel, je ne comprends pas comment j’arrive encore a rire : ca n’a rien de drole. On a perdu tout un tas de copains. Mais la-haut… la-haut, quand on s’est retrouves cloues au sol…
— Ouais ?
— Ben, tu pouvais pas voir parce que tu etais dans les vapes. Tu sais…» Il enchaina rapidement, en regrettant d’avoir commence, maintenant qu’il se rappelait a quel point elle desirait sans doute oublier ces instants :
« Bref, Cirocco nous a dit a tous de pisser. Alors, ben, moi aussi ; il le fallait bien, hein ? J’ai ouvert mon froc et… bon, tu vois, je l’ai sortie… et j’ai ouvert les vannes. En arrosant, si tu veux, pour que ca donne le maximum d’effet… et alors, brusquement, je me suis dit : “Prenez toujours ca, bande de sales esprits !” »
Robin eclata d’un rire quasi hysterique et Chris rit de concert avant de finir par s’interroger : « Ca n’avait pas ete aussi drole que ca, quand meme ? »
Ils avaient parcouru mille pas lorsqu’ils virent le premier oiseau-luire suspendu au plafond. Ce fut alors seulement qu’ils virent que le tunnel s’etait elargi. La creature etait a vingt metres au moins au-dessus d’eux, plus peut-etre, et sa lumiere orange se projetait sur des parois distantes de trente metres. Chris se retourna pour chercher derriere eux les reflets eventuels de flaques d’humidite mais il ne distingua rien.
Peu de temps apres, ils passerent sous un autre oiseau-luire, puis sous un groupe de cinq. Apres ces longues heures d’obscurite, ils leur paraissaient aussi eblouissants que des torches.
« Je me demande bien ce qu’ils trouvent a manger par ici ? remarqua Chris.
— Il doit bien y avoir quelque chose. J’ai l’impression que briller en permanence comme ca exige pas mal d’energie.
— Gaby disait que c’etait une reaction catalytique, rappela Chris. Mais il faut quand meme qu’ils se nourrissent. Peut-etre qu’on pourrait manger ce qu’ils mangent.
— Il va nous falloir trouver quelque chose tot ou tard. »