attirail de chirurgien amateur, aligne dans un ordre parfait. « L’une d’elles devait savoir se servir de tout ce fourbi sinon elles ne l’auraient pas apporte. D’apres Valiha, Hautbois en avait encore plus. Ce materiel m’a tout l’air d’etre suffisant pour pratiquer de petites interventions.
— Si tu sais ce que tu fais. Valiha doit-elle etre operee ? »
Chris avait l’air a la torture.
« Elle a plus ou moins besoin d’etre raccommodee. Les deux fractures sont au niveau du… quel est le terme, pour un cheval ? Entre le genou et la cheville. Je crois qu’un seul os est fracture dans la jambe droite mais elle ne peut quand meme pas s’en servir ; quant a la gauche, c’est pire : tout le poids a du porter dessus. Les deux os se sont brises et l’un des morceaux pointe a travers la peau. » Il avait saisi un mince livret.
« Ils disent la-dedans que c’est une fracture ouverte et qu’en general, le probleme est dans ce cas de lutter contre l’infection. Il va nous falloir remettre les os, nettoyer la blessure et recoudre le tout.
— Je n’ai pas franchement envie d’entendre les details. Tu t’en occupes et une fois que tu auras pige, tu m’appelles et tu me dis ce qu’il faut faire : je le ferai. »
Il resta un moment sans repondre. Quand elle leva les yeux, elle s’apercut qu’il la devisageait avec insistance.
« Quelque chose ne va pas ? » lui demanda-t-il.
Elle n’eut meme pas le c?ur de rire. Elle faillit lui rappeler qu’ils etaient perdus dans l’obscurite a cinq kilometres sous terre, presque sans vivres et pratiquement sans aucune lumiere, avec a l’est et a l’ouest des demi-dieux fous et au milieu un compagnon blesse trop lourd pour etre transportable meme s’ils avaient su d’abord comment se tirer de la. Mais a quoi bon lui gacher sa journee ? D’ailleurs, ce n’etait pas ca qu’il avait voulu dire et elle le savait et elle etait certaine qu’il le savait aussi mais elle n’avait pas pour autant envie d’en discuter. Pas tout le temps.
Alors, elle haussa les epaules avec lassitude et regarda ailleurs.
Il continua de l’observer un long moment – elle avait vraiment l’impression de sentir peser sur elle son regard et puis, comment aurait-il pu ne pas savoir ? –, puis il se pencha et de la main lui effleura le genou.
« On s’en sortira, lui dit-il. Il suffit de serrer les coudes et de s’occuper l’un de l’autre.
— Je n’en suis pas si sure », repondit-elle mais elle se dit qu’apres tout il ne savait peut-etre pas. Tant qu’elle avait cru qu’il s’en doutait, elle l’avait craint. A present, son apparente ignorance soulevait en elle un sentiment de dedain. Se pouvait-il que sa vigilance eut ete inutile ? Personne ne pouvait-il donc lire en elle ? Elle sentit que se retroussait le coin de sa levre, du cote de son visage reste dans l’ombre : vivement, elle se dissimula derriere sa main. Une vague brulante d’anxiete la submergea, la laissant couverte de sueur. Que lui arrivait-il ? Ca ne faisait meme pas mal. Il n’etait pas difficile de ricaner en gardant la bouche close. Cet edifice de l’honneur, soigneusement bati durant toute une vie pouvait-il donc etre balaye avec une telle aisance ? Chris a present s’etait releve et s’eloignait pour retourner soigner Valiha : une fois qu’il serait parti, son secret serait sauf.
Un grondement sourd envahit ses oreilles. Quelque chose degoulinait de son menton. Elle se contraignit a decrisper la machoire et sentit une douleur cuisante lorsque l’air vint en contact avec la morsure toute fraiche sur sa levre.
« C’est pas vrai ! » Elle avait ete incapable de retenir ces mots mais lorsqu’il se tourna, attendant qu’elle poursuive, elle dut reflechir pour trouver quelque chose, pour faire comme si de rien n’etait, comme si elle n’avait jamais rien dit.
« Qu’est-ce qui n’est pas vrai ?
— Ce n’est pas… ce… je n’ai jamais dit… c’est toi qui n’as pas…» Brusquement, elle se sentait vraiment mal. Elle se surprit a contempler stupidement la poignee de cheveux qu’elle tenait dans le poing. Des cheveux de la meme couleur que les siens. Elle etait tombee a genoux et Chris etait a ses cotes, un bras passe par-dessus son epaule.
« Ca va mieux a present ?
— Nettement mieux. La-haut, avec ce feu et toutes ces choses dans le sable qui vous mordent sans qu’on les voie jamais parce qu’elles vivent dans la mer, meme qu’elles me couraient apres et que je pouvais pas m’echapper mais j’ai trouve un moyen que personne ne connait parce que d’abord ca m’arrive tout le temps et que j’y peux rien et puis d’abord j’ai pas du tout envie de rien faire je veux juste m’en aller a cause qu’elles mordent et qu’on peut pas les voir meme que c’est pas juste et que je les deteste parce qu’elles vivent au fond tout au fond de la mer. »
Elle se laissa mener. Il la conduisit vers un endroit plat, y deroula le sac de couchage et l’aida a s’etendre dessus. Son regard etait perdu dans le neant.
Ne sachant plus que faire ensuite, il la laissa pour retourner aupres de Valiha.
Robin l’entendit approcher quelque temps apres.
Elle ne s’etait pas assoupie et elle n’avait rien perdu de ce qui se passait alentour.
Elle fit jouer ses doigts et constata qu’ils se pliaient sans difficulte : ce n’etait donc pas une crise. Et pourtant, elle ne se sentait pas du tout dans son etat normal. Elle avait entendu geindre Valiha et la chose ne lui avait fait aucun effet. A plusieurs reprises la Titanide avait hurle de douleur mais elle n’aurait su dire combien de fois ; ses cris n’avaient pas ete separes par des intervalles de temps rationnels. Elle etait incapable de savoir si elle avait pleure ou bien si les larmes etaient encore du domaine du futur. Elle ne pouvait l’expliquer et d’ailleurs ne cherchait pas a le faire.
« As-tu encore envie de bavarder ? lui demanda-t-il.
— Je ne sais pas.
— Je n’ai pas tres bien saisi tout ce que tu as raconte tout a l’heure mais cela semblait avoir de l’importance pour toi. Tu veux essayer encore ?
— Ce n’etait pas une crise.
— Tu veux dire que…
— Tu sais ce que je veux dire.
— Quand on etait coinces ? La-haut dans le desert ?
— Oui.
— Tu pouvais vraiment bouger ? Tu faisais semblant ? C’est ca que tu veux dire ?
— C’est exactement cela. »
Elle attendit mais il ne parla pas. Lorsqu’elle le regarda, il se contenta de continuer a l’observer, assis. Elle aurait voulu qu’il se comporte autrement. Elle etait bien decidee a ne plus dire un mot.
« Non. Ce n’est pas ce que je veux dire, finit-elle par admettre.
— Tu pouvais parler, observa-t-il.
— Alors, tu savais donc ! C’etait juste pour… pourquoi ne pas avoir…» Elle s’etait rassise mais il la repoussa doucement sur le sac de couchage. Elle resista un moment puis se laissa faire.
« J’avais bien remarque que tu pouvais parler, lui dit-il sur un ton raisonnable. J’ai trouve cela bizarre. D’accord ?
— D’accord, dit-elle en fermant les yeux.
— Alors qu’avant, tu en etais incapable, ajouta-t-il comme elle demeurait silencieuse. Les autres fois, je veux dire. Tu baragouinais.
— C’est parce que lors d’une crise, tous mes muscles volontaires sont affectes. C’est pourquoi la-haut, quand j’ai ete paralysee, j’ai tout de suite su que ce n’en etait pas une. C’etait autre chose. » Elle attendit qu’il le dise pour elle puisqu’il etait apparemment en droit de porter l’accusation mais il ne semblait pas dispose a le faire.
« C’etait la trouille, reprit-elle.
— Non ! Tu m’en diras tant ! »
Elle le foudroya du regard. « Ca n’a rien de drole pour moi.
— Desole. Je me marre toujours a contretemps. Bon, qu’est-ce que tu veux ? Je suis abasourdi, tu me fais honte, je n’aurais jamais cru que tu puisses te montrer trouillarde a ce point et je suis mortifie d’avoir cru rencontrer, bien a tort, un etre humain sans peur et sans reproche.
— Est-ce ce tu vas deguerpir et me foutre enfin la paix ?