— Comment puis-je savoir combien il en faut ?

— Et les allumettes ? Tu as pris les allumettes ?

— Elles sont ici. » Robin tapota la poche de son manteau, attache au sommet du sac qu’ils avaient confectionne avec une des sacoches de Valiha. « Chris, arrete un peu. On a deja fait l’inventaire une douzaine de fois. »

Chris savait qu’elle avait raison, savait que son agitation de derniere minute n’etait qu’un moyen de retarder son depart. Il s’etait ecoule quatre jours depuis sa capitulation finale.

Ils avaient repere le plus proche des trayons de Gaia et laborieusement en avaient approche Valiha. Bien que la distance de leur camp ne fut que de trois cents metres en ligne droite, cette ligne traversait deux ravins escarpes. Ils avaient fait un demi-kilometre vers le nord pour trouver un passage puis un kilometre vers le sud et retour.

« Tu as ton outre ?

— Ici meme. » Elle la fit passer par-dessus son epaule et se pencha pour saisir son sac. « J’ai tout, Chris. »

Il l’aida a se harnacher. Elle avait l’air si frele, une fois le sac en place. Ainsi surchargee de barda, elle lui faisait irresistiblement penser, avec un serrement de c?ur, a une toute petite fille qu’on habille pour sortir jouer dans la neige. En cet instant, il aurait voulu la proteger. C’etait tout juste ce qu’il ne pouvait pas faire et qu’elle ne voulait pas qu’il fit ; alors, il se detourna pour qu’elle ne voie pas sa tete : il n’avait aucune envie que leur discussion reprenne.

Mais il ne pouvait s’empecher de parler.

« N’oublie pas de marquer la piste. »

Sans un mot, elle prit le petit piolet pour le glisser dans une boucle de sa ceinture. C’etait une ceinture magnifique, confectionnee par les mains habiles de Valiha a partir d’une peau de concombre tannee.

Leur plan etait qu’une fois Valiha en etat de marcher a l’aide de bequilles, elle et Chris suivraient la piste ouverte par Robin. Chris aimait mieux ne pas y songer parce que si d’ici la, Robin n’avait pas reussi a revenir avec des secours, c’est que le malheur se serait abattu sur elle.

« Si tu ne trouves plus de trayons, tu continues trois tours de veille apres l’epuisement de ta gourde puis tu fais demi-tour si tu n’en as pas decouvert d’autres.

— Quatre. Quatre tours de veille.

— Trois.

— On s’etait mis d’accord sur quatre. »

Elle le regarda et laissa echapper un soupir. « D’accord. Trois, si ca peut te faire plaisir. » Ils resterent a se devisager un moment puis Robin s’avanca et lui passa le bras autour de la taille.

« Fais bien attention a toi, lui dit-elle.

— J’allais te dire la meme chose. »

Ils rirent nerveusement, puis Chris l’enlaca. Pendant quelques instants d’embarras, il se demanda si elle avait envie d’etre embrassee puis il decida de se lancer et de l’embrasser tout de meme. Elle l’etreignit, puis s’ecarta en detournant les yeux. Enfin, elle le regarda, sourit et se tourna pour partir.

« Au revoir, Valiha.

— Au revoir, mon petit, repondit Valiha. J’ajouterais bien : Que Gaia t’accompagne, mais j’ai l’impression que tu preferes partir seule.

— C’est parfaitement exact. Qu’elle reste dans son moyeu a s’occuper de la Sorciere. On se revoit dans un kilorev. »

Chris la suivit des yeux jusqu’a ce qu’elle disparaisse : il crut la voir s’arreter pour leur faire signe mais il n’en etait pas sur. On ne distingua plus bientot que la lueur tressautante des trois oiseaux-luire qu’elle transportait dans une cage d’osier, puis cette lueur disparut a son tour.

* * *

Le lait de Gaia etait effectivement amer et plus encore avec le depart de Robin. Son gout changeait certes legerement d’un jour a l’autre mais c’etait loin de suffire au besoin de variete qui tenaillait Chris. Au bout d’un hectorev, il avait deja des haut-le-c?ur rien qu’a y penser et il en venait a se demander s’il ne valait pas mieux se laisser crever de faim que de se sustenter avec cette salete repugnante.

Il partait fureter alentour aussi souvent que possible, tout en ayant soin de ne jamais laisser Valiha seule trop longtemps.

Lors de ces expeditions, il amassait du bois et, de temps a autre, ramenait l’une de ces creatures indigenes. C’etait toujours l’occasion de rejouissances car Valiha ressortait ses reserves d’epices pour les accommoder a chaque fois d’une maniere differente. Il ne tarda pas a s’apercevoir qu’elle ne touchait que du bout des levres les plats qu’elle preparait. Chris etait certain que ce n’etait pas parce qu’elle preferait le lait. Plus d’une fois, il voulut insister pour qu’elle mange sa part mais sans jamais se resoudre a le lui dire. Il mangeait alors sa portion comme un avare, faisait durer le repas des heures, mais en reprenait toujours quand on lui en proposait. Il se detestait d’agir ainsi mais ne pouvait s’en empecher.

Le temps se brouillait. Les aiguilles du temps s’etaient emoussees depuis le jour de son arrivee en Gaia. En fait, avant meme, car le voyage en navette spatiale avait commence de le detacher du temps terrestre. Avait alors suivi le gel des heures dans cette eternite de l’apres-midi d’Hyperion, puis la lente progression vers la nuit et, de nouveau, vers le jour. Le processus etait a present acheve.

Sa folie l’avait repris, apres un long hiatus entre le debut du Carnaval a Crios et l’arrivee dans la caverne. Folie, et non plus « absences » comme disaient ses medecins, du bout des levres : parce qu’il n’y avait pas d’autre mot. Il ne croyait plus que Gaia put le guerir, meme si elle l’avait voulu et d’ailleurs, il ne voyait vraiment pas pour quelle raison elle aurait du le vouloir. Il etait certainement condamne a passer sa vie en compagnie de ses doubles deranges et il devrait s’en accommoder au mieux.

A vrai dire, c’etait plus facile dans la caverne que partout ailleurs. Il lui arrivait souvent de ne meme pas le remarquer. Il reprenait ses esprits dans un endroit ou il ne se rappelait pas etre venu sans pouvoir dire s’il etait fou ou tout simplement dans la lune. A chaque fois, il se retournait anxieusement vers Valiha, de crainte de lui avoir fait quelque mal. Mais non. En fait, elle semblait souvent meme plus heureuse que jamais. C’etait encore une chose qui lui rendait sa folie plus douce. Valiha s’en fichait et meme semblait le preferer dans cet etat.

Dans son delire, il en vint a se demander si c’etait la le traitement imagine par Gaia. Ici-bas, sa folie n’avait aucune importance. Tout seul, il s’etait trouve une situation dans laquelle il etait aussi normal que quiconque.

Sans qu’ils aient eu besoin d’en discuter, Valiha avait repris la tache de cocher le calendrier apres chacun de ses sommes. Comme pour le reste, il prit cela pour un indice effectif de ses rechutes dans la folie. Il ignorait ce qu’il faisait durant ces periodes. Il ne le demanda pas a Valiha et elle ne lui en parla jamais.

Ils parlaient de tout le reste. Les corvees au camp ne prenaient guere plus d’une « heure » par « jour », ce qui leur laissait entre neuf et quarante-neuf heures sans rien faire sinon bavarder. Au debut, ils parlerent d’eux- memes, avec pour consequence que Valiha eut tot fait d’epuiser le sujet : Il avait oublie combien elle pouvait etre incroyablement jeune. Bien qu’elle fut adulte, elle n’avait qu’une experience honteusement limitee. Mais Chris ne fut pas beaucoup plus long a venir lui aussi a bout de son existence ; ils passerent donc a autre chose. Ils evoquerent leurs espoirs et leurs craintes, discuterent philosophie – titanide et humaine. Ils inventerent des jeux et se raconterent des histoires. Valiha fut une mediocre joueuse mais une conteuse remarquable. Elle avait une imagination, une perspective, juste assez decalees par rapport au point de vue humain pour reussir a l’etonner sans cesse par son insouciante perspicacite face a des domaines normalement en dehors de sa comprehension. Chris commencait a voir comme jamais auparavant ce que signifiait d’etre presque humain sans l’etre tout a fait. Il se prit a plaindre tous ces milliards d’etres humains qui avaient vecu avant tout contact avec Gaia et n’avaient donc pu avoir l’occasion de communier avec une creature aussi improbable et seduisante.

La patience de Valiha en particulier l’emerveillait. Il devenait peut-etre fou et pourtant, il gardait une plus grande liberte de mouvement qu’elle. Il commencait a comprendre cette pratique courante d’abattre les chevaux blesses aux jambes : ils n’etaient pas batis pour demeurer couches. Les jambes d’une Titanide avaient beau etre considerablement plus flexibles que celles d’un cheval terrestre, Valiha endurait une terrible epreuve. Pendant un demi-kilorev elle n’avait guere pu que rester immobile sur le flanc. Lorsque les os eurent commence a se ressouder, elle s’assit mais sans pouvoir garder longtemps cette position car elle devait maintenir tendus devant

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