etaient encore bandes mais, avec cette faible pesanteur, s’appuyer dessus n’etait plus douloureux. Chris et elle se frayerent un chemin parmi le fouillis de vieilles pierres, sans l’aide d’un guide cette fois-ci.
Le paradis etait tel qu’en son souvenir : il y avait toujours le meme tapis monstrueux, le meme eparpillement de sofas, de coussins elephantesques et de tables basses surchargees de victuailles. Le meme air de gaiete cotoyait toujours le desespoir le plus nu. Et tronant au milieu de tout cela, Dieu, qui tenait perpetuellement seance, entoure de sa cour d’anges idiopathes.
« Voila nos soldats de retour de la guerre, dit Gaia en maniere de bienvenue. Quelque peu assagis, plus encore fatigues mais, en gros, intacts.
— Pas tout a fait, dit Chris : Robin y a perdu quelques orteils.
— Ah oui. Eh bien, elle verra qu’on s’en est occupe, si elle veut bien oter ses bandages. »
Robin avait senti de droles de choses du cote de ses pieds durant toute la marche mais elle avait mis le phenomene sur le compte de cette perception fantome avec laquelle elle etait desormais familiarisee. A present, elle levait le pied et le tatait a travers le pansement : ils etaient revenus, tous les dix.
« Non, non, ne me remercie pas. Je peux difficilement attendre des remerciements quand tu n’aurais jamais perdu tes orteils si je ne m’etais pas immiscee dans ton existence. J’ai pris aussi la liberte de corriger ce que je crois avoir ete une maladresse du tatoueur en restaurant le bout de serpent qui ornait primitivement l’un des orteils. J’espere que tu ne t’en formaliseras pas. »
Robin s’en formalisait bougrement mais elle n’en pipa mot. Elle se jura de retrouver la modification et de la faire oter au laser pour restituer le dessin d’origine. Gaia avait eu raison de dire qu’elle s’etait assagie – lors de sa premiere visite, elle aurait abattu Gaia pour avoir ose faire une telle suggestion – mais elle avait encore assez de fierte pour detester qu’on la tripote.
« Prenez des sieges, suggera Gaia. Servez-vous a boire et a manger. Asseyez-vous et racontez-moi tout ca.
— On aime mieux rester debout, dit Chris.
— On pensait que ca ne serait pas long », ajouta Robin.
Gaia les considera aigrement l’un et l’autre. Saisissant un verre sur une table proche, elle le jeta par terre. Un courtisan se precipita pour en poser un nouveau a l’emplacement du rond d’humidite laisse par le precedent.
« Ah, c’est comme ca ! J’aurais du m’y faire depuis le temps, mais je suis toujours un peu surprise. Je ne nie pas que vous ayez pris des risques que vous auriez prefere eviter. Je suppose que je peux dans une certaine mesure comprendre votre repugnance a devoir faire vos preuves avant de recevoir mes dons. Mais mettez-vous donc a ma place. Si je donnais pour rien les choses que j’ai le pouvoir d’offrir, je ne tarderais pas a etre submergee par tous les mendiants, solliciteurs, quemandeurs, fakirs, conspirateurs, parasites et autres traine- savates qui errent de Mercure a Pluton.
— Je ne vois pas ou est le probleme, ne put s’empecher de dire Robin. Ce ne sont pas les sieges qui manquent et puis vous avez deja pas mal commence : vous pourriez monter une chorale.
— Voyez-vous ca ! Toujours la langue acerbe ! Ah, que ne suis-je pas humaine, que ce fouet delicieux put me cingler comme il se doit ! Helas, ton mepris m’est indifferent, alors a quoi bon le gacher ? Garde-le plutot pour ceux qui sont faibles, ceux qui abandonnent leurs camarades en temps de besoin et qui geignent et se souillent au plus profond de leur peur. En bref, pour ceux qui n’ont pas, comme toi, fait leurs preuves. »
Robin sentit le sang se retirer de sa face. Chris remarqua, tout de go :
« On ne vous a jamais dit que vous causiez comme le mechant dans un policier de serie B ?
— Si c’est bien ce que tu me dis effectivement, tu n’es jamais que le douzieme cette annee. » Elle haussa les epaules. « Eh oui, j’aime les vieux films. Mais je commence a me lasser de celui-ci. La deuxieme seance de la soiree commence dans quelques minutes, aussi…
— A quoi sert le danseur ? » laissa echapper Robin. Elle fut aussitot surprise par sa question mais pour quelque raison, elle sentait que la chose etait importante.
Gaia soupira.
« Vous n’aimez donc pas les mysteres ? Tout doit-il etre toujours explicite ? Quel mal y a-t-il a laisser planer quelques enigmes mineures afin d’ajouter un peu de sel a la vie ?
— J’ai horreur des mysteres, dit Chris.
— Tres bien. Le danseur est issu d’un croisement entre Fred Astaire et Isadora Duncan, avec quelques touches de Nijinsky, de Barychniko, de Drummond et de Gray. Pas les vrais, remarquez bien – quoique j’adorerais piller quelques tombes et racler les os pour recuperer des genes susceptibles d’etre clones – mais de simples homologues faits a partir des enregistrements qu’ils ont laisses de leur vivant, recrits par votre serviteur dans l’acide nucleique et animes du souffle de la vie. Le Danseur est un instrument, fort habile certes, de mon esprit mais c’est un instrument neanmoins, au meme titre que cette carne – elle s’interrompit pour se frapper la poitrine. En un sens, aussi bien lui que celle qui vous parle dansent dans mon cerveau ; celle-ci pour s’adresser aux creatures ephemeres, celui-la pour une raison que j’aborderai dans un moment. Mais tout d’abord, je suppose que malgre votre repugnance, vous etes curieux de connaitre la reponse a certaine question, a savoir : Avez-vous, oui ou non, retrouve l’anneau d’or ? Vais-je vous renvoyer chez vous tels quels ou bien gueris ? » Elle haussa le sourcil et les consulta tour a tour.
Meme si elle regrettait de l’admettre, Robin etait tout ouie. Une partie d’elle-meme lui repetait que tout allait bien, qu’elle n’avait pas cede au jeu de Gaia et que si, en cours de route, elle avait fait quelque chose qui lui valut la recompense, ce serait d’une stupidite monumentale de la refuser. Mais en elle, quelque chose de plus profond lui murmurait le mot de trahison et disait : Tu n’as guere proteste lorsqu’on t’a propose cette odyssee. Et tu as
« J’aime toujours avoir d’abord votre point de vue avant d’annoncer mes decisions », dit Gaia. Elle se carra dans son fauteuil et croisa sur le ventre ses doigts boudines. « Robin, tu commences.
— J’ai aucune opinion, repondit immediatement Robin. J’ignore ce que vous savez de mes reussites ou de mes echecs. Je ferais aussi bien de supposer que vous savez tout, jusqu’aux plus noirs secrets de mon c?ur. Voila, je crois, un retournement interessant : avant, c’etait moi qui faisais fi de vos regles tandis que Chris les considerait avec fascination – du moins, c’est ce que je croyais. A present, je ne sais pas. J’ai beaucoup reflechi a tout ce qui s’est passe. Bien des choses me font honte, y compris, quand je suis arrivee ici, mon incapacite a admettre la moindre faiblesse humaine. Quoi que vous ayez pu me faire ou ne pas me faire, j’y ai gagne quelque chose. J’aimerais bien savoir quoi au juste et j’aurais prefere moins souffrir pour l’obtenir mais je ne voudrais pas redevenir telle que j’etais.
— Tu m’as l’air un rien desenchantee.
— Je le suis.
— Les choses sont en general plus faciles des lors qu’on n’a pas a se surveiller. Mais sans une telle attitude, tu ne serais pas allee loin.
— Je suppose que non.
— Tu es promise a de plus amples satisfactions.
— Je ne veux pas le savoir. »
Gaia haussa les epaules. « Je peux toujours me tromper. Je ne revets jamais le manteau de l’infaillibilite lorsque je predis le comportement de creatures douees de leur libre arbitre. J’ai toutefois une experience assurement considerable et je sens que, comme tu l’as dit, gagnante ou perdante, tu es ressortie plus forte des epreuves que tu as traversees.
— Peut-etre.
— Ma decision, donc, est que tu as merite la guerison.
Robin leva les yeux.
Elle ne lui dirait pas merci et elle fut legerement depitee de voir que Gaia n’en esperait pas.
« En fait, tu as deja ete guerie et tu es libre de repartir quand tu le voudras. Je te souhaite bonne chance, quoique je me demande…
— Juste une minute. Comment puis-je deja avoir ete guerie ?
— Pendant que tu regardais le Danseur. Lorsque Chris et toi vous avez penetre dans l’ascenseur en bas, je vous ai tout de suite endormis. Exactement comme je l’avais fait la premiere fois. A l’epoque, il m’etait necessaire de determiner la nature de votre mal et les moyens de le soigner, si du moins c’etait possible : meme moi, je ne