« Je ne sais, amis ; je ne me souviens que d'un seul mefait. Quand nous partimes d'Irlande, nous emportions chacune, comme la plus chere des parures, une chemise blanche comme la neige, une chemise pour notre nuit de noces. Sur la mer, il advint qu'Iseut dechira sa chemise nuptiale, et pour la nuit de ses noces je lui ai prete la mienne. Amis, voila tout le tort que je lui ai fait. Mais puisqu'elle veut que je meure, dites-lui que je lui mande salut et amour, et que je la remercie de tout ce qu'elle m'a fait de bien et d'honneur, depuis qu'enfant, ravie par des pirates, j'ai ete vendue a sa mere et vouee a la servir. Que Dieu, dans sa bonte, garde son honneur, son corps, sa vie ! Freres, frappez maintenant ! »
Les serfs eurent pitie. Ils tinrent conseil et, jugeant que peut-etre un tel mefait ne valait point la mort, ils la lierent a un arbre.
Puis ils tuerent un jeune chien : l'un d'eux lui coupa la langue, la serra dans un pan de sa gonelle, et tous deux reparurent ainsi devant Iseut.
« A-t-elle parle ? demanda-t-elle, anxieuse.
– Oui, reine, elle a parle. Elle a dit que vous etiez irritee a cause d'un seul tort : vous aviez dechire sur la mer une chemise blanche comme neige que vous apportiez d'Irlande, elle vous a prete la sienne au soir de vos noces. C'etait la, disait-elle, son seul crime. Elle vous a rendu graces pour tant de bienfaits recus de vous des l'enfance, elle a prie Dieu de proteger votre honneur et votre vie. Elle vous mande salut et amour. Reine, voici sa langue que nous vous apportons.
– Meurtriers ! cria Iseut, rendez-moi Brangien, ma chere servante ! Ne saviez-vous pas qu'elle etait ma seule amie ? Meurtriers, rendez-la moi !
– Reine, on dit justement : « Femme change en peu d'heures ; au meme temps, femme rit, pleure, aime, hait. » Nous l'avons tuee, puisque vous l'avez commande !
– Comment l'aurais-je commande ? Pour quel mefait ? n'etait-ce pas ma chere compagne, la douce, la fidele, la belle ? Vous le saviez, meurtriers : je l'avais envoyee chercher des herbes salutaires, et je vous l'ai confiee pour que vous la protegiez sur la route. Mais je dirai que vous l'avez tuee, et vous serez brules sur des charbons.
Reine, sachez donc qu'elle vit et que nous vous la ramenerons saine et sauve. »
Mais elle ne les croyait pas et, comme egaree, tour a tour maudissait les meurtriers et se maudissait elle-meme. Elle retint l'un des serfs aupres d'elle, tandis que l'autre se hatait vers l'arbre ou Brangien etait attachee.
« Belle, Dieu vous a fait merci, et voila que votre dame vous rappelle ! »
Quand elle parut devant Iseut, Brangien s'agenouilla, lui demandant de lui pardonner ses torts ; mais la reine etait aussi tombee a genoux devant elle, et toutes deux, embrassees, se pamerent longuement.
Chapitre 6 LE GRAND PIN
Ce n'est pas Brangien la fidele, c'est eux-memes que les amants doivent redouter. Mais comment leurs c?urs enivres seraient-ils vigilants ? L'amour les presse, comme la soif precipite vers la riviere le cerf sur ses fins ; ou tel encore, apres un long jeune, l'epervier soudain lache fond sur la proie. Helas ! amour ne se peut celer. Certes, par la prudence de Brangien, nul ne surprit la reine entre les bras de son ami ; mais, a toute heure, en tout lieu, chacun ne voit-il pas comment le desir les agite, les etreint, deborde de tous leurs sens ainsi que le vin nouveau ruisselle de la cuve ?
Deja, les quatre felons de la cour, qui haissaient Tristan pour sa prouesse, rodent autour de la reine. Deja, ils connaissent la verite de ses belles amours. Ils brulent de convoitise, de haine et de joie. Ils porteront au roi la nouvelle : ils verront la tendresse se muer en fureur, Tristan chasse ou livre a la mort, et le tourment de la reine. Ils craignaient pourtant la colere de Tristan ; mais, enfin, leur haine dompta leur terreur ; un jour, les quatre barons appelerent le roi Marc a parlement, et Andret lui dit :
« Beau roi, sans doute ton c?ur s'irritera, et tous quatre nous en avons grand deuil ; mais nous devons te reveler ce que nous avons surpris. Tu as place ton c?ur en Tristan, et Tristan veut te honnir. Vainement nous t'avions averti ; pour l'amour d'un seul homme, tu fais fi de ta