croissaient sans nombre, charges de fruits, d'oiseaux et de grappes odorantes. Au lieu le plus eloigne du chateau, tout aupres des pieux de la palissade, un pin s'elevait, haut et droit, dont le tronc robuste soutenait une large ramure. A son pied, une source vive : l'eau s'epandait d'abord en une large nappe, claire et calme, enclose par un perron de marbre ; puis, contenue entre deux rives resserrees, elle courait par le verger et, penetrant dans l'interieur meme du chateau, traversait les chambres des femmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien, taillait avec art des morceaux d'ecorce et de menus branchages. Il franchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait les copeaux dans la fontaine. Legers comme l'ecume, ils surnageaient et coulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut epiait leur venue. Aussitot, les soirs ou Brangien avait su ecarter le roi Marc et les felons, elle s'en venait vers son ami.
Elle s'en vient, agile et craintive pourtant, guettant a chacun de ses pas si des felons se sont embusques derriere les arbres. Mais, des que Tristan l'a vue, les bras ouverts, il s'elance vers elle. Alors la nuit les protege et l'ombre amie du grand pin.
« Tristan, dit la reine, les gens de mer n'assurent-ils pas que ce chateau de Tintagel est enchante et que, par sortilege, deux fois l'an, en hiver et en ete, il se perd et disparait aux yeux ? Il s'est perdu maintenant. N'est-ce pas ici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe : une muraille d'air l'enclot de toutes parts ; des arbres fleuris, un sol embaume ; le heros y vit sans vieillir entre les bras de son amie et nulle force ennemie ne peut briser la muraille d'air ? »
Deja, sur les tours de Tintagel, retentissent les trompes des guetteurs qui annoncent l'aube.
« Non, dit Tristan, la muraille d'air est deja brisee, et ce n'est pas ici le verger merveilleux. Mais, un jour, amie, nous irons ensemble au Pays Fortune dont nul ne retourne. La s'eleve un chateau de marbre blanc ; a chacune de ses mille fenetres brille un cierge allume ; a chacune, un jongleur joue et chante une melodie sans fin ; le soleil n'y brille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumiere : c'est l'heureux pays des vivants. »
Mais, au sommet des tours de Tintagel, l'aube eclaire les grands blocs alternes de sinople et d'azur.
Iseut a recouvre la joie : le soupcon de Marc se dissipe et les felons comprennent, au contraire, que Tristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu'ils epient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse ! dit a ses compagnons :
«Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nain bossu. Il connait les sept arts, la magie et toutes manieres d'enchantements. Il sait, a la naissance d'un enfant, observer si bien les sept planetes et le cours des etoiles, qu'il conte par avance tous les points de sa vie. Il decouvre, par la puissance de Bugibus et de Noiron, les choses secretes. Il nous enseignera, s'il veut, les ruses d'Iseut la Blonde. »
En haine de beaute et de prouesse, le petit homme mechant traca les caracteres de sorcellerie, jeta ses charmes et ses sorts, considera le cours d'Orion et de Lucifer, et dit :
« Vivez en joie, beaux seigneurs ; cette nuit vous pourrez les saisir. »
Ils le menerent devant le roi.
«Sire, dit le sorcier, mandez a vos veneurs qu'ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux ; annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la foret, pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vous n'entendez pas, cette nuit meme, quel discours Tristan tient a la reine. »
Le roi fit ainsi, contre son c?ur. La nuit tombee, il laissa ses veneurs dans la foret, prit le nain en croupe, et retourna vers Tintagel. Par une entree qu'il savait, il penetra dans le verger, et le nain le conduisit sous le grand pin.
« Beau roi, il convient que vous montiez dans les branches de cet arbre. Portez la-haut votre arc et vos fleches : ils vous serviront peut-etre. Et tenez-vous coi : vous n'attendrez pas longuement.
– Va-t'en, chien de l'Ennemi ! » repondit Marc.
Et le nain s'en alla, emmenant le cheval. Il avait dit vrai : le roi n'attendit pas longuement. Cette nuit, la lune brillait, claire et belle. Cache dans la ramure, le roi vit son neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sous l'arbre et jeta dans l'eau les copeaux et les branchages. Mais, comme il s'etait penche sur la fontaine en les jetant, il vit, reflechie dans l'eau, l'image du roi. Ah ! s'il pouvait