arreter les copeaux qui fuient ! Mais non, ils courent, rapides, par le verger. La-bas, dans les chambres des femmes, Iseut epie leur venue ; deja, sans doute, elle les voit, elle accourt. Que Dieu protege les amants !
Elle vient. Assis, immobile, Tristan la regarde, et, dans l'arbre, il entend le crissement de la fleche, qui s'encoche dans la corde de l'arc.
Elle vient, agile et prudente pourtant, comme elle avait coutume. « Qu'est-ce donc ? pense-t-elle. Pourquoi Tristan n'accourt-il pas ce soir a ma rencontre ? aurait-il vu quelque ennemi ? »
Elle s'arrete, fouille du regard les fourres noirs ; soudain, a la clarte de la lune, elle apercut a son tour l'ombre du roi dans la fontaine. Elle montra bien la sagesse des femmes, en ce qu'elle ne leva point les yeux vers les branches de l'arbre :
« Seigneur Dieu ! dit-elle tout bas, accordez-moi seulement que je puisse parler la premiere !»
Elle s'approche encore. Ecoutez comme elle devance et previent son ami :
«Sire Tristan, qu'avez-vous ose ? M'attirer en tel lieu, a telle heure ! Maintes fois deja vous m'aviez mandee, pour me supplier, disiez-vous. Et par quelle priere ? Qu'attendez-vous de moi ? Je suis venue enfin, car je n'ai pu l'oublier, si je suis reine, je vous le dois. Me voici donc : que voulez-vous ?
– Reine, vous crier merci, afin que vous apaisiez le roi ! »
Elle tremble et pleure. Mais Tristan loue le Seigneur Dieu, qui a montre le peril a son amie.
« Oui, reine, je vous ai mandee souvent et toujours en vain ; jamais, depuis que le roi m'a chasse, vous n'avez daigne venir a mon appel. Mais prenez en pitie le chetif que voici ; le roi me hait, j'ignore pourquoi ; mais vous le savez peut-etre ; et qui donc pourrait charmer sa colere, sinon vous seule, reine franche, courtoise Iseut, en qui son c?ur se fie ?
– En verite, sire Tristan, ignorez-vous encore qu'il nous soupconne tous les deux ? Et de quelle traitrise ! faut-il, par surcroit de honte, que ce soit moi qui vous l'apprenne ? Mon seigneur croit que je vous aime d'amour coupable. Dieu le sait pourtant, et, si je mens, qu'il honnisse mon corps ! jamais je n'ai donne mon amour a nul homme, hormis a celui qui le premier m'a prise, vierge, entre ses bras. Et vous voulez, Tristan, que j'implore du roi votre pardon ? Mais s'il savait seulement que je suis venue sous ce pin, demain il ferait jeter ma cendre aux vents ! »
Tristan gemit :
« Bel oncle, on dit : « Nul n'est vilain, s'il ne fait vilenie. » Mais en quel c?ur a pu naitre un tel soupcon ?
– Sire Tristan, que voulez-vous dire ? Non, le roi mon seigneur n'eut pas de lui-meme imagine telle vilenie. Mais les felons de cette terre lui ont fait accroire ce mensonge, car il est facile de decevoir les c?urs loyaux. Ils s'aiment, lui ont-ils dit, et les felons nous l'ont tourne a crime. Oui, vous m'aimiez, Tristan ; pourquoi le nier ? ne suis-je pas la femme de votre oncle et ne vous avais-je pas deux fois sauve de la mort ? Oui, je vous aimais en retour ; n'etes-vous pas du lignage du roi, et n'ai-je pas oui maintes fois ma mere repeter qu'une femme n'aime pas son seigneur tant qu'elle n'aime pas la parente de son seigneur ? C'est pour l'amour du roi que je vous aimais, Tristan ; maintenant encore, s'il vous recoit en grace, j'en serai joyeuse. Mais mon corps tremble, j'ai grand'peur, je pars, j'ai trop demeure deja. »
Dans la ramure, le roi eut pitie et sourit doucement. Iseut s'enfuit, Tristan la rappelle :
« Reine, au nom du Sauveur, venez a mon secours, par charite ! Les couards voulaient ecarter du roi tous ceux qui l'aiment ; ils ont reussi et le raillent maintenant. Soit ; je m'en irai donc hors de ce pays, au loin, miserable, comme j'y vins jadis : mais, tout au moins, obtenez du roi qu'en reconnaissance des services passes, afin que je puisse sans honte chevaucher loin d'ici, il me donne du sien assez pour acquitter mes depenses, pour degager mon cheval et mes armes.
– Non, Tristan, vous n'auriez pas du m'adresser cette requete. Je suis seule sur cette terre, seule en ce palais ou nul ne m'aime, sans appui, a la merci du roi. Si je lui dis un seul mot pour vous, ne voyez-vous pas que je risque la mort honteuse ? Ami, que Dieu vous protege ! Le roi vous hait a grand tort ! Mais, en toute terre ou vous irez, le Seigneur Dieu vous sera un ami vrai. »