Alors le nain fit une laide felonie. Il entra chez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur de farine qu'il cacha dans le giron de sa robe. Ah ! qui se fut jamais avise de telle traitrise ? La nuit venue, quand le roi eut pris son repas et que ses hommes furent endormis par la vaste salle voisine de sa chambre, Tristan s'en vint, comme il avait coutume, au coucher du roi Marc.

« Beau neveu, faites ma volonte : vous chevaucherez vers le roi Artur jusqu'a Carduel, et vous lui ferez deplier ce bref. Saluez-le de ma part et ne sejournez qu'un jour aupres de lui.

– Roi, je le porterai demain.

– Oui, demain, avant que le jour se leve. «

Voila Tristan en grand emoi. De son lit au lit de Marc il y avait bien la longueur d'une lance. Un desir furieux le prit de parler a la reine, et il se promit en son c?ur que, vers l'aube, si Marc dormait, il se rapprocherait d'elle. Ah ! Dieu ! la folle pensee ! Le nain couchait, comme il en avait coutume, dans la chambre du roi. Quand il crut que tous dormaient, il se leva et repandit entre le lit de Tristan et celui de la reine la fleur de farine : si l'un des deux amants allait rejoindre l'autre, la farine garderait la forme de ses pas. Mais, comme il l'eparpillait, Tristan, qui restait eveille, le vit :

« Qu'est-ce a dire ? Ce nain n'a pas coutume de me servir pour mon bien ; mais il sera decu : bien fou qui lui laisserait prendre l'empreinte de ses pas ! »

A la mi-nuit, le roi se leva et sortit, suivi du nain bossu. Il faisait noir dans la chambre : ni cierge allume, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son lit. Dieu ! pourquoi eut-il cette pensee ? Il joint les pieds, estime la distance, bondit et retombe sur le lit du roi. Helas ! la veille, dans la foret, le boutoir d'un grand sanglier l'avait navre a la jambe, et, pour son malheur, la blessure n'etait point bandee. Dans l'effort de ce bond, elle s'ouvre, saigne ; mais Tristan ne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps. Et dehors, a la lune, le nain, par son art de sortilege, connut que les amants etaient reunis. Il en trembla de joie et dit au roi :

« Va, et maintenant, si tu ne les surprends pas ensemble, fais-moi pendre ! »

Ils viennent donc vers la chambre, le roi, le nain et les quatre felons. Mais Tristan les a entendus : il se releve, s'elance, atteint son lit… Helas ! au passage, le sang a malement coule de la blessure sur la farine.

Voici le roi, les barons, et le nain qui porte une lumiere. Tristan et Iseut feignaient de dormir ; ils etaient restes seuls dans la chambre avec Permis, qui couchait aux pieds de Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le lit les draps tout vermeils et, sur le sol, la fleur de farine trempee de sang frais.

Alors les quatre barons, qui haissaient Tristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacent la reine et la raillent, la narguent et lui promettent bonne justice. Ils decouvrent la blessure qui saigne :

« Tristan, dit le roi, nul dementi ne vaudrait desormais ; vous mourrez demain. »

Il lui crie :

«Accordez-moi merci, seigneur ! Au nom du Dieu qui souffrit la Passion, seigneur, pitie pour nous !

– Seigneur, venge-toi ! Repondent les felons.

– Bel oncle, ce n'est pas pour moi que je vous implore ; que m'importe de mourir ? Certes, n'etait la crainte de vous courroucer, je vendrais cher cet affront aux couards qui, sans votre sauvegarde, n'auraient pas ose toucher mon corps de leurs mains ; mais, par respect et pour l'amour de vous, je me livre a votre merci ; faites de moi selon votre plaisir. Me voici, seigneur, mais pitie pour la reine ! »

Et Tristan s'incline et s'humilie a ses pieds.

«Pitie pour la reine, car s'il est un homme en ta maison assez hardi pour soutenir ce mensonge que je l'ai aimee d'amour coupable, il me trouvera debout devant lui en champ clos. Sire, grace pour elle, au nom du Seigneur Dieu ! »

Mais les trois barons l'ont lie de cordes, lui et la reine. Ah ! s'il avait su qu'il ne serait pas admis a prouver son innocence en combat singulier, on l'eut demembre vif avant qu'il eut souffert d'etre lie vilement.

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