parente et de ta baronnie entiere, et tu nous delaisses tous. Sache donc que Tristan aime la reine : c'est la verite prouvee, et deja l'on en dit mainte parole. »
Le noble roi chancela et repondit :
« Lache ! Quelle felonie as-tu pensee ! Certes, j'ai place mon c?ur en Tristan. Au jour ou le Morholt vous offrit la bataille, vous baissiez tous la tete, tremblants et pareils a des muets ; mais Tristan l'affronta pour l'honneur de cette terre, et par chacune de ses blessures son ame aurait pu s'envoler. C'est pourquoi vous le haissez, et c'est pourquoi je l'aime, plus que toi, Andret, plus que vous tous, plus que personne. Mais que pretendez-vous avoir decouvert ? qu'avez-vous vu ? qu'avez-vous entendu ?
– Rien, en verite, seigneur, rien que tes yeux ne puissent voir, rien que tes oreilles ne puissent entendre. Regarde, ecoute, beau sire ; peut-etre il en est temps encore. »
Et, s'etant retires, ils le laisserent a loisir savourer le poison.
Le roi Marc ne put secouer le malefice. A son tour, contre son c?ur, il epia son neveu, il epia la reine. Mais Brangien s'en apercut, les avertit, et vainement le roi tenta d'eprouver Iseut par des ruses. Il s'indigna bientot de ce vil combat, et, comprenant qu'il ne pourrait plus chasser le soupcon, il manda Tristan et lui dit :
« Tristan, eloigne-toi de ce chateau ; et, quand tu l'auras quitte, ne sois plus si hardi que d'en franchir les fosses ni les lices. Des felons t'accusent d'une grande traitrise. Ne m'interroge pas : je ne saurais rapporter leurs propos sans nous honnir tous les deux. Ne cherche pas des paroles qui m'apaisent : je le sens, elles resteraient vaines. Pourtant, je ne crois pas les felons : si je les croyais, ne t'aurais-je pas deja jete a la mort honteuse ? Mais leurs discours malefiques ont trouble mon c?ur, et seul ton depart le calmera. Pars ; sans doute je te rappellerai bientot ; pars, mon fils toujours cher ! »
Quand les felons ouirent la nouvelle :
« Il est parti, dirent-ils entre eux, il est parti, l'enchanteur, chasse comme un larron ! Que peut-il devenir desormais ? Sans doute il passera la mer pour chercher les aventures et porter son service deloyal a quelque roi lointain ! »
Non, Tristan n'eut pas la force de partir ; et quand il eut franchi les lices et les fosses du chateau, il connut qu'il ne pourrait s'eloigner davantage ; il s'arreta dans le bourg meme de Tintagel, prit hotel avec Gorvenal dans la maison d'un bourgeois, et languit, torture par la fievre, plus blesse que naguere, aux jours ou l'epieu du Morholt avait empoisonne son corps. Naguere, quand il gisait dans la cabane construite au bord des flots et que tous fuyaient la puanteur de ses plaies, trois hommes pourtant l'assistaient : Gorvenal, Dinas de Lidan et le roi Marc. Maintenant, Gorvenal et Dinas se tenaient encore a son chevet ; mais le roi Marc ne venait plus, et Tristan gemissait :
« Certes, bel oncle, mon corps repand maintenant l'odeur d'un venin plus repoussant, et votre amour ne sait plus surmonter votre horreur. »
Mais, sans relache, dans l'ardeur de la fievre, le desir l'entrainait, comme un cheval emporte, vers les tours bien closes qui tenaient la reine enfermee ; cheval et cavalier se brisaient contre les murs de pierre ; mais cheval et cavalier se relevaient et reprenaient sans cesse la meme chevauchee.
Derriere les tours bien closes, Iseut la Blonde languit aussi, plus malheureuse encore : car, parmi ces etrangers qui l'epient, il lui faut tout le jour feindre la joie et rire ; et, la nuit, etendue aux cotes du roi Marc, il lui faut dompter, immobile, l'agitation de ses membres et les tressauts de la fievre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu'elle se leve et qu'elle court jusqu'a la porte ; mais, sur le seuil obscur, les felons ont tendu de grandes faulx : les lames affilees et mechantes saisissent au passage ses genoux delicats. Il lui semble qu'elle tombe et que, de ses genoux tranches, s'elancent deux rouges fontaines.
Bientot les amants mourront, si nul ne les secourt. Et qui donc les secourra, sinon Brangien ? Au peril de sa vie, elle s'est glissee vers la maison ou Tristan languit. Gorvenal lui ouvre tout joyeux, et, pour sauver les amants, elle enseigne une ruse a Tristan.
Non, jamais, seigneurs, vous n'aurez oui parler d'une plus belle ruse d'amour.
Derriere le chateau de Tintagel, un verger s'etendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres y