crime ? Vous qui nous jugez, savez-vous quel boire nous avons bu sur la mer ? Oui, la bonne liqueur nous enivre, et j'aimerais mieux mendier toute ma vie par les routes et vivre d'herbes et de racines avec Iseut, que sans elle etre roi d'un beau royaume.
– Sire Tristan, Dieu vous soit en aide, car vous avez perdu ce monde-ci et l'autre. Le traitre a son seigneur, on doit le faire ecarteler par deux chevaux, le bruler sur un bucher, et la ou sa cendre tombe, il ne croit plus d'herbe et le labour reste inutile ; les arbres, la verdure y deperissent. Tristan, rendez la reine a celui qu'elle a epouse selon la loi de Rome !
– Elle n'est plus a lui ; il l'a donnee a ses lepreux ; c'est sur les lepreux que je l'ai conquise. Desormais, elle est mienne ; je ne puis me separer d'elle, ni elle de moi. »
Ogrin s'etait assis ; a ses pieds, Iseut pleurait, la tete sur les genoux de l'homme qui souffre pour Dieu. L'ermite lui redisait les saintes paroles du Livre ; mais, toute pleurante, elle secouait la tete et refusait de le croire.
« Helas ! dit Ogrin, quel reconfort peut-on donner a des morts ? Repens-toi, Tristan, car celui qui vit dans le peche sans repentir est un mort.
– Non, je vis et ne me repens pas. Nous retournons a la foret, qui nous protege et nous garde. Viens, Iseut, amie ! »
Iseut se releva ; ils se prirent par les mains. Ils entrerent dans les hautes herbes et les bruyeres ; les arbres refermerent sur eux leurs branchages ; ils disparurent derriere les frondaisons.
Ecoutez, seigneurs, une belle aventure.
Tristan avait nourri un chien, un brachet, beau, vif, leger a la course : ni comte, ni roi n'a son pareil pour la chasse a l'arc. On l'appelait Husdent. Il avait fallu l'enfermer dans le donjon, entrave par un billot suspendu a son cou ; depuis le jour ou il avait cesse de voir son maitre, il refusait toute pitance, grattant la terre du pied, pleurait des yeux, hurlait. Plusieurs en eurent compassion.
« Husdent, disaient-ils, nulle bete n'a su si bien aimer que toi ; oui, Salomon a dit sagement : « Mon ami vrai, c'est mon levrier.»
Et le roi Marc, se rappelant les jours passes, songeait en son c?ur : « Ce chien montre grand sens a pleurer ainsi son seigneur : car y a-t-il personne par toute la Cornouailles qui vaille Tristan ? »
Trois barons vinrent au roi :
« Sire, faites delier Husdent : nous saurons bien s'il mene tel deuil par regret de son maitre ; si non, vous le verrez, a peine detache, la gueule ouverte, la langue au vent, poursuivre, pour les mordre, gens et betes. »
On le delie. Il bondit par la porte et court a la chambre ou naguere il trouvait Tristan. Il gronde, gemit, cherche, decouvre enfin la trace de son seigneur. Il parcourt pas a pas la route que Tristan a suivie vers le bucher. Chacun le suit. Il jappe clair et grimpe vers la falaise. Le voici dans la chapelle, et qui bondit sur l'autel ; soudain il se jette par la verriere, tombe au pied du rocher, reprend la piste sur la greve, s'arrete un instant dans le bois fleuri ou Tristan s'etait embusque, puis repart vers la foret. Nul ne le voit qui n'en ait pitie.
« Beau roi, dirent alors les chevaliers, cessons de le suivre ; il nous pourrait mener en tel lieu d'ou le retour serait malaise. »
Ils le laisserent et s'en revinrent. Sous bois, le chien donna de la voix et la foret en retentit. De loin, Tristan, la reine et Gorvenal l'ont entendu : « C'est Husdent ! » Ils s'effrayent : sans doute le roi les poursuit ; ainsi il les fait relancer comme des fauves par des limiers !… Ils s'enfoncent sous un fourre. A la lisiere, Tristan se dresse, son arc bande. Mais quand Husdent eut vu et reconnu son seigneur, il bondit jusqu'a lui, remua sa tete et sa queue, ploya l'echine, se roula en cercle. Qui vit jamais telle joie ? Puis il courut a Iseut la Blonde, a Gorvenal, et fit fete aussi au cheval. Tristan en eut grande pitie :
« Helas ! par quel malheur nous a-t-il retrouves ? Que peut faire de ce chien, qui ne sait se tenir coi, un homme harcele ? Par les plaines et par les bois, par toute sa terre, le roi nous traque : Husdent nous trahira par ses aboiements. Ah ! c'est par amour et par noblesse de nature qu'il est venu chercher la mort. Il faut nous garder pourtant. Que faire ? Conseillez-moi. »