l'avez promis, donnez-moi Petit-Cru, votre chien enchante !
– Ami, qu'as-tu demande ? Laisse-le-moi et prends plutot ma s?ur et la moitie de ma terre.
– Sire, votre s?ur est belle, et belle est votre terre ; mais c'est pour gagner votre chien-fee que j'ai attaque Urgan le Velu. Souvenez-vous de votre promesse !
– Prends-le donc ; mais sache que tu m'as enleve la joie de mes yeux et la gaiete de mon c?ur !
Tristan confia le chien a un jongleur de Galles, sage et ruse, qui le porta de sa part en Cornouailles. Le jongleur parvint a Tintagel et le remit secretement a Brangien. La reine s'en rejouit grandement, donna en recompense dix marcs d'or au jongleur et dit au roi que la reine d'Irlande, sa mere, envoyait ce cher present. Elle fit ouvrer pour chien, par un orfevre, une niche precieusement incrustee d'or et de pierreries et, partout ou elle allait, le portait avec elle en souvenir de son ami. Et, chaque fois qu'elle le regardait, tristesse, angoisse, regrets s'effacaient de sen c?ur.
Elle ne comprit pas d'abord la merveille ; si elle trouvait une telle douceur a le contempler c'etait, pensait-elle, parce qu'il lui venait de Tristan ; c'etait, sans doute, la pensee de son ami qui endormait ainsi sa peine. Mais un jour elle connut que c'etait un sortilege, et que seul le tintement du grelot charmait son c?ur.
Ah ! pensa-t-elle, convient-il que je connaisse le reconfort, tandis que Tristan est malheureux ? Il aurait pu garder ce chien hante et oublier ainsi toute douleur ; par belle courtoisie, il a mieux aime me l'envoyer, donner sa joie et reprendre sa misere. Mais il ne sied pas qu'il en soit ainsi ; Tristan, je veux souffrir aussi longtemps que tu souffriras. »
Elle prit le grelot magique, le fit tinter une derniere fois, le detacha doucement ; puis, par la fenetre ouverte, elle le lanca dans la mer.
Chapitre 15 ISEUT AUX BLANCHES MAINS
Les amants ne pouvaient ni vivre ni mourir l'un sans l'autre. Separes, ce n'etait pas la vie, ni la mort, mais la vie et la mort a la fois.
Par les mers, les iles et les pays, Tristan voulut fuir sa misere. Il revit son pays de Loonnois, ou Rohalt le Foi-Tenant recut son fils avec des larmes de tendresse ; mais, ne pouvant supporter de vivre dans le repos de sa terre, Tristan s'en fut par les duches et les royaumes, cherchant les aventures. Du Loonnois en Frise, de Frise en Gavoie, d'Allemagne en Espagne, il servit maints seigneurs, acheva maintes emprises. Helas ! pendant deux annees, nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nul message.
Alors il crut qu'Iseut s'etait deprise de lui et qu'elle l'oubliait.
Or, il advint qu'un jour, chevauchant avec le seul Gorvenal, il entra sur la terre de Bretagne. Ils traverserent une plaine devastee : partout des murs ruines, des villages sans habitants, des champs essartes par le feu, et leurs chevaux foulaient des cendres et des charbons. Sur la lande deserte, Tristan songea :
« Je suis las et recru. De quoi me servent ces aventures ? Ma dame est au loin, jamais je ne la reverrai. Depuis deux annees, que ne m'a-t-elle fait querir par les pays ? Pas un message d'elle. A Tintagel, le roi l'honore et la sert ; elle vit en joie. Certes, le grelot du chien enchante accomplit bien son ?uvre ! Elle m'oublie, et peu lui chaut des deuils et des joies d'antan, peu lui chaut du chetif qui erre par ce pays desole. A mon tour, n'oublierai-je jamais celle qui m'oublie ? Jamais ne trouverai-je qui guerisse ma misere ? »
Pendant deux jours, Tristan et Gorvenal passerent les champs et les bourgs sans voir un homme, un coq, un chien. Au troisieme jour, a l'heure de none, ils approcherent d'une colline ou se dressait une vieille chapelle, et, tout pres, l'habitacle d'un ermite. L'ermite ne portait point de vetements tisses, mais une peau de chevre avec des haillons de laine sur l'echine. Prosterne sur le sol, les genoux et les coudes nus, il priait Marie-Madeleine de lui inspirer des prieres salutaires. Il souhaita la bienvenue aux arrivants, et tandis que Gorvenal etablait les chevaux, il desarma Tristan, puis disposa le manger. Il ne leur donna point de mets delicats, mais de l'eau de source et du pain d'orge petri avec de la cendre. Apres le repas, comme la nuit etait tombee et qu'ils etaient assis autour du feu, Tristan demanda quelle etait cette terre ruinee.