« Beau seigneur, dit l'ermite, c'est la terre de Bretagne, que tient le duc Hoel. C'etait naguere un beau pays, riche en prairies et en terres de labour : ici des moulins, la des pommiers, la des metairies. Mais le comte Riol de Nantes y a fait le degat ; ses fourrageurs ont partout boute le feu, et de partout enleve les proies. Ses hommes en sont riches pour longtemps : ainsi va la guerre.
– Frere, dit Tristan, pourquoi le comte Riol a-t-il ainsi honni votre seigneur Hoel ?
– Je vous dirai donc, seigneur, l'occasion de la guerre. Sachez que Riol etait le vassal du duc Hoel. Or, le duc a une fille, belle entre les filles de hauts hommes, et le comte Riol voulait la prendre a femme. Mais son pere refusa de la donner a un vassal, et le comte Riol a tente de l'enlever par la force. Bien des hommes sont morts pour cette querelle.
Tristan demanda :
« Le duc Hoel peut-il encore soutenir sa guerre ?
– A grand'peine, seigneur. Pourtant, son dernier chateau, Carhaix, resiste encore, car les murailles en sont fortes, et fort est le c?ur du fils du duc Hoel, Kaherdin, le bon chevalier. Mais l'ennemi les presse et les affame : pourront-ils tenir longtemps ? »
Tristan demanda a quelle distance etait le chateau de Carhaix.
« Sire, a deux milles seulement. »
Ils se separerent et dormirent. Au matin, apres que l'ermite eut chante et qu'ils eurent partage le pain d'orge et de cendre, Tristan prit conge du prud'homme et chevaucha vers Carhaix.
Quand il s'arreta au pied des murailles closes, il vit une troupe d'hommes debout sur le chemin de ronde, et demanda le duc. Hoel se trouvait parmi ces hommes avec son fils Kaherdin. Il se fit connaitre et Tristan lui dit :
« Je suis Tristan, roi de Loonnois, et Marc, le roi de Cornouailles, est mon oncle. J'ai su, seigneur, que vos vassaux vous faisaient tort et je suis venu pour vous offrir mon service.
– Helas ! sire Tristan, passez votre voie et que Dieu vous recompense ! Comment vous accueillir ceans ? Nous n'avons plus de vivres ; point de ble, rien que des feves et de l'orge pour subsister.
– Qu'importe ? dit Tristan. J'ai vecu dans une foret, pendant deux ans, d'herbes, de racines et de venaison, et sachez que je trouvais bonne cette vie. Commandez qu'on m'ouvre cette porte. »
Kaherdin dit alors :
« Recevez-le, mon pere, puisqu'il est de tel courage, afin qu'il prenne sa part de nos biens et de nos maux. »
Ils l'accueillirent avec honneur. Kaherdin fit visiter a son hote les fortes murailles et la tour maitresse, bien flanquee de breteches palissadees ou s'embusquaient les arbaletriers. Des creneaux, il lui fit voir dans la plaine, au loin, les tentes et les pavillons plantes par le comte Riol. Quand ils furent revenus au seuil du chateau, Kaherdin dit a Tristan :
« Or, bel ami, nous monterons a la salle ou sont ma mere et ma s?ur. »
Tous deux, se tenant par la main, entrerent dans la chambre des femmes. La mere et la fille, assises sur une courtepointe, paraient d'orfroi un palle d'Angleterre et chantaient une chanson de toile : elles disaient comment Belle D?tte, assise au vent sous l'epine blanche, attend et regrette Doon son ami, si lent a venir. Tristan les salua et elles le saluerent, puis les deux chevaliers s'assirent aupres d'elles. Kaherdin, montrant l'etole que brodait sa mere :
« Voyez, dit-il, bel ami Tristan, quelle ouvriere est ma dame : comme elle sait a merveille orner les etoles et les chasubles, pour en faire aumone aux moutiers pauvres ! et comme les mains de ma s?ur font courir les fils d'or sur ce samit blanc ! Par foi, belle s?ur, c'est a droit que vous avez nom Iseut aux Blanches Mains ! »
Alors Tristan, connaissant qu'elle s'appelait Iseut, sourit et la regarda plus doucement.
Or, le comte Riol avait dresse son camp a trois milles de Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes du duc Hoel n'osaient plus, pour l'assaillir, franchir les barres.