Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc Hoel appela Tristan :
« Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous m'avez conserve cette terre. Je veux donc m'acquitter envers vous. Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est nee de ducs, de rois et de reines. Prenez-la, je vous la donne.
– Sire, je la prends », dit Tristan.
Ah ! seigneurs, pourquoi dit-il cette parole ? Mais, pour cette parole, il mourut.
Jour est pris, terme fixe. Le duc vient avec ses amis, Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe. Devant tous, a la porte du moutier, selon la loi de sainte Eglise, Tristan epouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandes et riches. Mais la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le depouillaient de ses vetements, il advint que, en retirant la manche trop etroite de son bliau, ils enleverent et firent choir de son doigt son anneau de jaspe vert, l'anneau d'Iseut la Blonde. Il sonne clair sur les dalles.
Tristan regarde et le voit. Alors son ancien amour se reveille, et Tristan connait son forfait.
Il lui ressouvint du jour ou Iseut la Blonde lui avait donne cet anneau : c'etait dans la foret, ou, pour lui, elle avait mene l'apre vie. Et, couche aupres de l'autre Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il en son c?ur accuse son amie de trahison ? Non, elle souffrait pour lui toute misere, et lui seul l'avait trahie.
Mais il prenait aussi en compassion Iseut, sa femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l'avaient aime a la male heure. A toutes les deux il avait menti sa foi.
Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s'etonnait de l'entendre soupirer, etendu a ses cotes. Elle lui dit enfin, un peu honteuse :
« Cher seigneur, vous ai-je offense en quelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul baiser ? Dites-le-moi, que je connaisse mon tort, et je vous en ferai belle amendise, si je puis.
– Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas, mais j'ai fait un v?u. Naguere, en un autre pays, j'ai combattu un dragon, et j'allais perir, quand je me suis souvenu de la Mere de Dieu : je lui ai promis que, delivre du monstre par sa courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je m'abstiendrais de l'accoler et de l'embrasser…
– Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai bonnement. »
Mais quand les servantes, au matin, lui ajusterent la guimpe des femmes epousees, elle sourit tristement, et songea qu'elle n'avait guere droit a cette parure.
Chapitre 16 KAHERDIN
A quelques jours de la, le duc Hoel, son senechal et tous ses veneurs, Tristan, Iseut aux Blanches Mains et Kaherdin sortirent ensemble du chateau pour chasser en foret. Sur une route etroite, Tristan chevauchait a la gauche de Kaherdin, qui de sa main droite retenait par les renes le palefroi d'Iseut aux Blanches Mains. Or, le palefroi buta dans une flaque d'eau. Son sabot fit rejaillir l'eau si fort sous les vetements d'Iseut qu'elle en fut toute mouillee et sentit la froidure plus haute que son genou. Elle jeta un cri leger, et d'un coup d'eperon enleva son cheval en riant d'un rire si haut et si clair que Kaherdin, poignant apres elle et l'ayant rejointe, lui demanda :
« Belle s?ur, pourquoi riez-vous ?
– Pour un penser qui me vint, beau frere. Quand cette eau a jailli vers moi, je lui ai dit : « Eau, tu es plus hardie que ne fut jamais le hardi Tristan ! » C'est de quoi j'ai ri. Mais deja j'ai trop parle, frere, et m'en repens. »
Kaherdin, etonne, la pressa si vivement qu'elle lui dit enfin la verite de ses noces. Alors Tristan les rejoignit, et tous trois chevaucherent en silence jusqu'a la maison de chasse. La, Kaherdin appela Tristan a parlement et lui dit :
« Sire Tristan, ma s?ur m'a avoue la verite de ses noces. Je vous tenais a pair et a compagnon. Mais vous avez fausse votre foi et honni ma parente. Desormais, si vous ne me faites droit, sachez que je vous defie. »