Tristan lui repondit :

« Oui, je suis venu parmi vous pour votre malheur. Mais apprends ma misere, beau doux ami, frere et compagnon, et peut-etre ton c?ur s'apaisera. Sache que j'ai une autre Iseut, plus belle que toutes les femmes, qui a souffert et qui souffre encore pour moi maintes peines. Certes, ta s?ur m'aime et m'honore ; mais, pour l'amour de moi, l'autre Iseut traite a plus d'honneur encore que ta s?ur ne me traite un chien que je lui ai donne. Viens ; quittons cette chasse, suis-moi ou je te menerai ; je te dirai la misere de ma vie. »

Tristan tourna bride et brocha son cheval. Kaherdin poussa le sien sur ses traces. Sans une parole, ils coururent jusqu'au plus profond de la foret. La, Tristan devoila sa vie a Kaherdin. Il dit comment, sur la mer, il avait bu l'amour et la mort ; il dit la traitrise des barons et du nain, la reine menee au bucher, livree aux lepreux, et leurs amours dans la foret sauvage ; comment il l'avait rendue au roi Marc, et comment, l'ayant fuie, il avait voulu aimer Iseut aux Blanches Mains ; comment il savait desormais qu'il ne pouvait vivre ni mourir sans la reine.

Kaherdin se tait et s'etonne. Il sent sa colere qui, malgre lui, s'apaise.

« Ami, dit-il enfin, j'entends merveilleuses paroles, et vous avez emu mon c?ur a pitie : car vous avez endure telles peines dont Dieu garde chacun et chacune ! Retournons vers Carhaix : au troisieme jour, si je puis, je vous dirai ma pensee. »

En sa chambre, a Tintagel, Iseut la Blonde soupire a cause de Tristan qu'elle appelle. L'aimer toujours, elle n'a d'autre penser, d'autre espoir, d'autre vouloir. En lui est tout son desir, et depuis deux annees elle ne sait rien de lui. Ou est-il ? En quel pays ? Vit-il seulement ?

En sa chambre, Iseut la Blonde est assise, et fait un triste lai d'amour. Elle dit comment Guron fut surpris et tue pour l'amour de la dame qu'il aimait sur toute chose, et comment par ruse le comte donna le c?ur de Guron a manger a sa femme, et la douleur de celle-ci.

La reine chante doucement ; elle accorde sa voix a la harpe. Les mains sont belles, le lai bon, le ton bas et douce la voix.

Or, survient Kariado, un riche comte d'une ile lointaine. Il etait venu a Tintagel pour offrir a la reine son service, et, plusieurs fois depuis le depart de Tristan, il l'avait requise d'amour. Mais la reine rebutait sa requete et la tenait a folie. Il etait beau chevalier, orgueilleux et fier, bien emparle, mais il valait mieux dans les chambres des dames qu'en bataille. Il trouva Iseut, qui faisait son lai. Il lui dit en riant :

« Dame, quel triste chant, triste comme celui de l'orfraie ! Ne dit-on pas que l'orfraie chante pour annoncer la mort ? C'est ma mort sans doute qu'annonce votre lai : car je meurs pour l'amour de vous !

– Soit, lui dit Iseut. Je veux bien que mon chant signifie votre mort, car jamais vous n'etes venu ceans sans m'apporter une nouvelle douloureuse. C'est vous qui toujours avez ete orfraie ou chat-huant pour medire de Tristan. Aujourd'hui, quelle male nouvelle me direz-vous encore ? »

Kariado lui repondit :

Reine, vous etes irritee, et je ne sais de quoi ; mais bien fou qui s'emeut de vos dires ! Quoi qu'il advienne de la mort que m'annonce l'orfraie, voici donc la male nouvelle que vous apporte le chat-huant : Tristan, votre ami, est perdu pour vous, dame Iseut. Il a pris femme en autre terre. Desormais, vous pourrez vous pourvoir ailleurs, car il dedaigne votre amour. Il a pris femme a grand honneur, Iseut aux Blanches Mains, la fille du duc de Bretagne. »

Kariado s'en va, courrouce. Iseut la Blonde baisse la tete et commence a pleurer.

Au troisieme jour, Kaherdin appelle Tristan :

« Ami, j'ai pris conseil en mon c?ur. Oui, si vous m'avez dit la verite, la vie que vous menez en cette terre est forsennerie et folie, et nul bien n'en peut venir ni pour vous, ni pour ma s?ur Iseut aux Blanches Mains. Donc entendez mon propos. Nous voguerons ensemble vers Tintagel : vous reverrez la reine, et vous eprouverez si toujours elle vous regrette et vous porte foi. Si elle vous a oublie, peut-etre alors aurez-vous plus chere Iseut ma s?ur, la simple, la belle. Je vous suivrai : ne suis-je pas votre pair et votre compagnon ?

– Frere, dit Tristan, on dit bien : le c?ur d'un homme vaut tout l'or d'un pays. »

Bientot Tristan et Kaherdin prirent le bourdon et la chape des pelerins, comme s'ils voulaient visiter les corps

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