Mais, des le lendemain, Tristan, Kaherdin et douze jeunes chevaliers sortirent de Carhaix, les hauberts endosses, les heaumes laces, et chevaucherent sous des bois de sapins jusqu'aux approches des tentes ennemies ; puis, s'elancant de l'aguet, ils enleverent par force un charroi du comte Riol. A partir de ce jour, variant maintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentes mal gardees, attaquaient ses convois, navraient et tuaient ses hommes et jamais ils ne rentraient dans Carhaix sans y ramener quelque proie. Par la, Tristan et Kaherdin commencerent a se porter foi et tendresse, tant qu'ils se jurerent amitie et compagnonnage. Jamais ils ne fausserent cette parole, comme l'histoire vous l'apprendra.
Or, tandis qu'ils revenaient de ces chevauchees, parlant de chevalerie et de courtoisie, souvent Kaherdin louait a son cher compagnon sa s?ur Iseut aux Blanches Mains, la simple, la belle.
Un matin, comme l'aube venait de poindre, un guetteur descendit en hate de sa tour et courut par les salles en criant :
« Seigneurs, vous avez trop dormi ! Levez-vous, Riol vient faire l'assaillie ! »
Chevaliers et bourgeois s'armerent et coururent aux murailles : ils virent dans la plaine briller les heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l’ost de Riol qui s'avancait en bel arroi. Le duc Hoel et Kaherdin deployerent aussitot devant les portes les premieres batailles de chevaliers. Arrives a la portee d'un arc, ils brocherent les chevaux, lances baissees, et les fleches tombaient sur eux comme pluie d'avril.
Mais Tristan s'armait a son tour avec ceux que le guetteur avait reveilles les derniers. Il lace ses chausses, passe le bliaut, les houseaux etroits et les eperons d'or ; il endosse le haubert, fixe le heaume sur la ventaille ; il monte, eperonne son cheval jusque dans la plaine et parait, l'ecu dresse contre sa poitrine, en criant : « Carhaix ! » Il etait temps : deja les hommes d'Hoel reculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la melee des chevaux abattus et des vassaux navres, les coups portes par les jeunes chevaliers, et l'herbe qui, sous leurs pas, devenait sanglante. En avant de tous, Kaherdin s'etait fierement arrete, en voyant poindre contre lui un hardi baron, le frere du comte Riol. Tous deux se heurterent des lances baissees. Le Nantais brisa la sienne sans ebranler Kaherdin, qui, d'un coup plus sur, ecartela l'ecu de l'adversaire et lui planta son fer bruni dans le cote jusqu'au gonfanon. Souleve de selle, le chevalier vide les arcons et tombe.
Au cri que poussa son frere, le comte Riol s'elanca contre Kaherdin, le frein abandonne. Mais Tristan lui barra le passage. Quand ils se heurterent, la lance de Tristan se rompit a son poing, et celle de Riol, rencontrant le poitrail du cheval ennemi, penetra dans les chairs et l'etendit mort sur le pre. Tristan, aussitot releve, l'epee fourbie a la main :
« Couard, dit-il, la male mort a qui laisse le maitre pour navrer le cheval ! Tu ne sortiras pas vivant de ce pre !
– Je crois que vous mentez ! » repondit Riol en poussant sur lui son destrier.
Mais Tristan esquiva l'atteinte, et, levant le bras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont il embarra le cercle et emporta le nasal. La lame glissa de l'epaule du chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s'abattit a son tour. Riol parvint a s'en debarrasser et se redressa ; a pied tous deux, l'ecu troue, fendu, le haubert demaille, ils se requierent et s'assaillent ; enfin Tristan frappe Riol sur l'escarboucle de son heaume. Le cercle cede, et le coup etait si fortement assene que le baron tombe sur les genoux et sur les mains :
« Releve-toi, si tu peux, vassal, lui cria Tristan ; a la male heure es-tu venu dans ce champ ; il te faut mourir ! »
Riol se remet en pieds, mais Tristan l'abat encore d'un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe et decouvrit le crane. Riol implora merci, demanda la vie sauve et Tristan recut son epee. Il la prit a temps, car de toutes parts les Nantais etaient venus a la rescousse de leur seigneur. Mais deja leur seigneur etait recreant.
Riol promit de se rendre en la prison du duc Hoel, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer les bourgs et les villages brules. Par son ordre, la bataille s'apaisa, et son ost s'eloigna.
Quand les vainqueurs furent rentres dans Carhaix, Kaherdin dit a son pere :
« Sire, mandez Tristan, et retenez-le ; il n'est pas de meilleur chevalier, et votre pays a besoin d'un baron de telle prouesse. »