servir. Mais Tristan l'enchanteur t'a gagne par ses mensonges et ses presents. Toi aussi, tu m'as trahie ; va-t'en ! »
Perinis s'agenouilla devant elle :
« Dame, j'entends paroles dures. Jamais je n'eus telle peine en ma vie. Mais peu me chaut de moi : j'ai deuil pour vous, dame, qui faites outrage a mon seigneur Tristan, et qui trop tard en aurez regret.
– Va-t'en, je ne te crois pas ! Toi aussi, Perinis, Perinis le Fidele, tu m'as trahie ! »
Tristan attendit longtemps que Perinis lui portat le pardon de la reine. Perinis ne vint pas.
Au matin, Tristan s'atourne d'une grande chape en lambeaux. Il peint par places son visage de vermillon et de brou de noix, en sorte qu'il ressemble a un malade ronge par la lepre. Il prend en ses mains un hanap de bois veine a recueillir les aumones, et une crecelle de ladre.
II entre dans les rues de Saint-Lubin, et, muant sa voix, mendie a tous venants. Pourra-t-il seulement apercevoir la reine ?
Elle sort enfin du chateau ; Brangien et ses femmes, ses valets et ses sergents l'accompagnent. Elle prend la voie qui mene a l'eglise. Le lepreux suit les valets, fait sonner sa crecelle, supplie a voix dolente :
« Reine, faites-moi quelque bien ; vous ne savez pas comme je suis besogneux ! »
A son beau corps, a sa stature, Iseut l'a reconnu. Elle fremit toute, mais ne daigne baisser son regard vers lui. Le lepreux l'implore, et c'est pitie de l'ouir ; il se traine apres elle :
« Reine, si j'ose approcher de vous, ne vous courroucez pas ; ayez pitie de moi, je l'ai bien merite ! »
Mais la reine appelle les valets et les sergents :
« Chassez ce ladre ! » leur dit-elle.
Les valets le repoussent, le frappent. Il leur resiste, et s'ecrie :
« Reine, ayez pitie ! »
Alors Iseut eclata de rire. Son rire sonnait encore quand elle entra dans l'eglise. Quand il l'entendit rire, le lepreux s'en alla. La reine fit quelques pas dans la nef du moutier ! mais ses membres flechirent ; elle tomba sur les genoux, puis sa tete se renversa en arriere et buta contre les dalles.
Le meme jour, Tristan prit conge de Dinas, a tel deconfort qu'il semblait avoir perdu le sens, et sa nef appareilla pour la Bretagne.
Helas ! bientot la reine se repentit. Quand elle sut par Dinas de Lidan que Tristan etait parti a tel deuil, elle se prit a croire que Perinis lui avait dit la verite ; que Tristan n'avait pas fui, conjure par son nom ; qu'elle l'avait chasse a grand tort. « Quoi ! pensait-elle, je vous ai chasse, vous, Tristan, ami ! Vous me haissez desormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vous n'apprendrez seulement mon repentir, ni quel chatiment je veux m'imposer et vous offrir comme un gage menu de mon remords ! »
De ce jour, pour se punir de son erreur et de sa folie, Iseut la Blonde revetit un cilice et le porta contre sa chair.
Chapitre 18 TRISTAN FOU
Tristan revit la Bretagne, Carhaix, le duc Hoel et sa femme Iseut aux Blanches Mains. Tous lui firent accueil, mais Iseut la Blonde l'avait chasse : rien ne lui etait plus. Longuement, il languit loin d'elle ; puis, un jour, il songea qu'il voulait la revoir, dut-elle le faire encore battre vilement par ses sergents et ses valets. Loin d'elle, il savait sa mort sure et prochaine ; plutot mourir d'un coup que lentement, chaque jour ! Qui vit a douleur est tel qu'un mort. Tristan desire la mort, il veut la mort : mais que la reine apprenne du moins qu'il a peri pour l'amour d'elle ; qu'elle l'apprenne, il mourra plus doucement.