Il partit de Carhaix sans avertir personne, ni ses parents, ni ses amis, ni meme Kaherdin, son cher compagnon. Il partit miserablement vetu, a pied : car nul ne prend garde aux pauvres truands qui cheminent sur les grandes routes. Il marcha tant qu'il atteignit le rivage de la mer.
Au port, une grande nef marchande appareillait : deja les mariniers halaient la voile et levaient l'ancre pour cingler vers la haute mer.
« Dieu vous garde, seigneurs, et puissiez-vous naviguer heureusement ! Vers quelle terre irez-vous ?
– Vers Tintagel.
– Vers Tintagel ! Ah ! seigneurs, emmenez-moi ! »
Il s'embarque. Un vent propice gonfle la voile, la nef court sur les vagues. Cinq nuits et cinq jours elle vogua droit vers la Cornouailles, et le sixieme jour jeta l'ancre dans le port de Tintagel.
Au-dela du port, le chateau se dressait sur la mer, bien clos de toutes parts : on n'y pouvait entrer que par une seule porte de fer, et deux prud'hommes la gardaient jour et nuit. Comment y penetrer ?
Tristan descendit de la nef et s'assit sur le rivage. Il apprit d'un homme qui passait que Marc etait au chateau et qu'il venait d'y tenir une grande cour.
« Mais ou est la reine ? et Brangien, sa belle servante ?
– Elles sont aussi a Tintagel, et recemment je les ai vues : la reine Iseut semblait triste, comme a son ordinaire. »
Au nom d'Iseut, Tristan soupira et songea que, ni par ruse, ni par prouesse, il ne reussira a revoir son amie : car le roi Marc le tuerait…
« Mais qu'importe qu'il me tue ? Iseut, ne dois-je pas mourir pour l'amour de vous ? Et que fais-je chaque jour, sinon mourir ? Mais vous pourtant, Iseut, si vous me saviez ici, daigneriez-vous seulement parler a votre ami ? Ne me feriez-vous pas chasser par vos sergents ? Oui, je veux tenter une ruse… je me deguiserai en fou, et cette folie sera grande sagesse. Tel me tiendra pour assote qui sera moins sage que moi, tel me croira fou qui aura plus fou dans sa maison. »
Un pecheur s'en venait, vetu d'une gonelle de bure velue, a grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe, le prend a l'ecart.
« Ami, veux-tu troquer tes draps contre les miens ? Donne-moi ta cotte, qui me plait fort. »
Le pecheur regarda les vetements de Tristan, les trouva meilleurs que les siens, les prit aussitot et s'en alla bien vite, heureux de l'echange.
Alors Tristan tondit sa belle chevelure blonde, au ras de la tete, en y dessinant une croix. Il enduisit sa face d'une liqueur faite d'une herbe magique apportee de son pays, et aussitot sa couleur et l'aspect de son visage muerent si etrangement que nul homme au monde n'aurait pu le reconnaitre. Il arracha d'une haie une pousse de chataignier, s'en fit une massue et la pendit a son cou ; les pieds nus, il marcha droit vers le chateau.
Le portier crut qu'assurement il etait fou, et lui dit :
« Approchez ; ou donc etes-vous reste si longtemps ? »
Tristan contrefit sa voix et repondit :
« Aux noces de l'abbe du Mont, qui est de mes amis. Il a epouse une abbesse, une grosse dame voilee. De Besancon jusqu'au Mont tous les pretres, abbes, moines et clercs ordonnes ont ete mandes a ces epousailles : et tous sur la lande, portant batons et crosses, sautent, jouent et dansent a l'ombre des grands arbres. Mais je les ai quittes pour venir ici : car je dois aujourd'hui servir a la table du roi. »
Le portier lui dit :
« Entrez donc, seigneur, fils d'Urgan le Velu ; vous etes grand et velu comme lui, et vous ressemblez assez a votre pere. »
Quand il entra dans le bourg, jouant de sa