pourquoi les Francs se font hardis comme des lions. Voici que vient contre eux, en vrai baron, Marsile. Il monte le cheval qu'il appelle Gaignon. Il l'eperonne bien et va frapper Bevon : celui-la etait sire de Dijon et de Beaune ; il brise son ecu, rompt son haubert et, sans redoubler le coup, l'abat mort. Puis il tue Ivod et Ivoire ; avec eux Gerard de Roussillon. Le comte Roland n'est guere loin. Il dit au paien : « Dieu te maudisse ! A si grand tort tu m'occis mes compagnons ! Tu le paieras avant que nous nous separions et tu vas apprendre le nom de mon epee. » En vrai baron, il va le frapper ; il lui tranche le poing droit. Puis il prend la tete a Jurfaleu le Blond : celui-la etait fils du roi Marsile. Les paiens s'ecrient : « Aide-nous, Mahomet ! Vous, nos dieux, vengez-nous de Charles ! En cette terre il nous a mis de tels felons que, dussent-ils mourir, ils ne videront pas le champ. » L'un dit a l'autre : « Or donc fuyons ! » Et cent mille s'en vont : les rappelle qui veut, ils ne reviendront pas.
CXLIII
DE quoi sert leur deroute ? Si Marsile s'est enfui, son oncle est reste, Marganice, qui tient Carthage, Alfrere ( ?) et Garmalie et l'Ethiopie, une terre maudite : Il a en sa seigneurie l'engeance des Noirs. Leurs nez. sont grands, leurs oreilles larges ; ils sont la plus de cinquante mille ensemble. Ils lancent leurs chevaux hardiment, avec fureur, puis crient le cri d'armes des paiens. Alors Roland dit : « Ici nous recevrons le martyre, et je sais bien maintenant que nous n'avons plus guere a vivre. Mais honte a qui d'abord ne se sera vendu cher ! Frappez, seigneurs, des epees fourbies, et disputez et vos morts et vos vies afin que douce France ne soit pas honnie par nous ! Quand en ce champ viendra Charles, mon seigneur, et qu'il verra quelle justice nous aurons faite des Sarrasins, et que, pour un des notres, il en trouvera quinze de morts, il ne laissera pas, certes, de nous benir. »
CXLIV
QUAND Roland voit la gent maudite, qui est plus noire que l'encre et qui n'a rien de blanc que les dents, il dit : « Je le sais maintenant, en verite, c'est aujourd'hui que nous mourrons. Frappez, Francais, car je recommence ! » Olivier dit : « Honni soit le plus lent ! » A ces mots les Francais foncent dans leur masse.
CXLV
QUAND les paiens voient que les Francais sont peu, ils s'enorgueillissent entre eux et se reconfortent. Ils se disent l'un a l'autre : « C'est que le tort est devers l'empereur ! » Le Marganice monte un cheval saure : Il l'eperonne fortement des eperons dores, frappe Olivier par derriere, en plein dos. Le choc contre le corps a fendu [ ?] le haubert brillant ; l'epieu traverse la poitrine et ressort. Puis il dit : « Vous avez pris un rude coup ! Charles, le roi Magne, vous laissa aux ports pour votre malheur. S'il nous a fait du mal, il n'a pas sujet de s'en louer : car, rien que sur vous, j'ai bien venge les notres. »
CXLVI
OLIVIER sent qu'il est frappe a mort. Il tient Hauteclaire, dont l'acier est bruni. Il frappe Marganice sur 1e heaume aigu, tout dore. Il en fait sauter par terre les fleurons et les cristaux, lui fend la tete jusqu'aux dents de devant. Il secoue sa lame dans la plaie et I'abat mort. Il dit ensuite : « Paien, maudit sois-tu ! Je ne dis pas que Charles n'ait rien perdu ; du moins, tu n'iras pas, au royaume dont tu fus, te vanter a aucune femme, a aucune dame, de m'avoir pris un denier vaillant ni d'avoir fait tort soit a moi, soit a personne au monde. » Puis il appelle Roland pour qu'il l'aide.
CXLVII
OLIVIER sent qu'il est blesse a mort. Jamais il ne se vengera tout son saoul. Au plus epais de la masse, il frappe en vrai baron. Il taille en pieces epieux et boucliers, les pieds et les poings, les selles, les echines. Qui l'aurait vu demembrer les paiens, jeter le mort sur le mort, pourrait se souvenir d'un bon chevalier. L'enseigne de Charles, il n'a garde de l'oublier : « Montjoie ! » crie-t-il, haut et